Biographie en résumé |
Philosophe et théologien italien, écrivant en latin. On l'a surnommé le « docteur commun » de l'Église et aussi le « docteur angélique ». |
Vie et œuvre |
La philosophie de saint Thomas d'Aquin (Harald Höffding)
« La pensée du Moyen Âge, comme l'architecture, visait au grand et à l'infini, en même temps qu'elle tendait à encastrer tous les éléments de la connaissance du monde, qu'on possédait alors, comme sommiers et comme piliers dans le grand édifice de l'esprit. En bas, le monde de la nature tel qu'Aristote l'avait représenté; au-dessus, le monde de la grâce qui s'était fait jour avec Jésus-Christ, et en haut, la perspective du monde éternel de la gloire. L'idéal était un échelonnement harmonieux de natura, gralia et gloria, et tel, que le champ supérieur, loin de rompre avec le champ inférieur, l'achevait. Cette aspiration a son expression la plus parfaite dans Thomas d'Aquin (1227-1274), qui consomme l'œuvre de la scolastique, l'un des hommes les plus systématiques qui aient jamais vécu. Il a inspiré le Dante, fut canonisé en 1323, était désigné, dans les écoles de théologie du Moyen Âge, sous le nom de doctor angelicus, et subsiste encore comme penseur classique de l'Église romaine, le pape actuel ayant décrété en 1879 que sa philosophie devait servir de base dans les établissements d'enseignement catholique.
Malgré le grandiose d'un système qui, de nos jours encore, comprend aux yeux d'une foule de gens les éléments de l'existence et en éclaire les rapports, il n'en contient pas moins dès le début des défauts extrêmement graves. Ce n'est qu'artificiellement que ces éléments puisés à des sources si diverses ont été rassemblés pour concilier la science naturelle, que l'on croyait comprise dans sa totalité par Aristote, avec les hypothèses surnaturelles de l'Église, il fallait, ou bien en donner une autre interprétation, ou bien la paralyser dans le développement de toutes ses conséquences. La philosophie d'Aristote s'attachait en réalité à représenter l'être comme une progression harmonieuse. Les idées fondamentales avec lesquelles opérait Aristote étaient empruntées aux phénomènes de la vie organique. Il voyait dans la nature le processus d'une grande évolution, dans lequel les degrés supérieurs étaient aux degrés inférieurs comme la forme à la matière, ou comme la réalité à la possibilité. Ce qui, au degré inférieur, n'est que potentiel, devient actuel au degré supérieur. Aristote n'a pu pousser lui-même jusqu'au bout cette importante conception. Mais on voit clairement en quel sens elle entraine des conséquences. Comme penseur ecclésiastique, Thomas d'Aquin était cependant obligé de rompre complètement avec ces conséquences, de repousser le monisme auquel elles menaient, pour y substituer un dualisme. C'est ce qui se montre d'une façon caractéristique dans sa psychologie et dans son éthique. D'après la psychologie d'Aristote, l'âme est la «forme» du corps: ce qui dans le corps n'est donné que comme simple possibilité, se manifeste dans toute son activité et dans toute sa réalité dans la vie psychique. Mais un rapport aussi étroit entre l'âme et le corps répugne aux hypothèses religieuses; et tout en s'associant en paroles à Aristote, puisqu'il nomme l'âme la forme du corps, Thomas d'Aquin traite en réalité l'âme comme une substance absolument différente du corps, de même qu'il ne se fait aucun scrupule d'admettre des «formes» sans matière, afin de ménager la place aux anges! Dans l'éthique, même dualisme. Aux Grecs, il emprunte une série de vertus naturelles, la sagesse, la justice, le courage et la maîtrise de soi-même. Mais alors qu'elles formaient pour les Grecs toute la vertu, il leur superpose les trois vertus «théologales»: la foi, l'espérance et l'amour, qui naissent seulement de façon surnaturelle. Le développement est donc interrompu, et Thomas d'Aquin ne se donne même pas la peine de rechercher si les formes de volonté comprises sous ces vertus théologales ne pourraient pas non plus très bien trouver place dans les vertus «naturelles», en tant que formes particulières de celles-ci. »
HARALD HÖFFDING, Histoire de la philosophie moderne, tome I, Paris, Félix Alcan éditeur, 1906. Voir "La philosophie au Moyen Âge"
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Un extrait de son commentaire de la lettre aux Corinthiens
« Après avoir marqué la distinction des grâces gratuitement données et des divers ministères, par lesquels les membres de l’Eglise se distinguent les uns des autres, l’Apôtre traite ici de la charité, qui accompagne inséparablement la grâce qui rend agréable. Et parce qu’il avait promis de montrer aux Corinthiens une voie encore plus excellente, il établit la prééminence de la charité sur les autres dons gratuits. D’abord, quant à sa nécessité, c’est-à-dire que sans la charité les autres dons gratuits sont insuffisants ; ensuite, quant à son utilité, car par la charité on évite toute espèce de mal et l’on pratique toute espèce de bien : "la charité est patiente…" ; enfin, quant à sa durée : "la charité ne finira jamais" (v.8). Or l’Apôtre paraît réduire à trois tous les dons gratuits, car il montre que le don des langues, qui appartient à la parole, est de nulle valeur sans la charité ; que ce qui appartient à la connaissance sans la charité ne vaut pas davantage : "quand j’aurais le don de prophétie… » ; qu’il en est de même pour ce qui tient aux oeuvres : "et quand je distribuerais toutes mes richesses pour secourir les pauvres… »
[….]
Après avoir établi que la charité est tellement nécessaire que sans elle aucun don spirituel ne saurait suffire pour le salut, Saint Paul fait voir ici qu’elle est tellement utile et d’une si grande efficacité, qu’avec elle on accomplit toutes les oeuvres de vertu.
Sur la première partie, il fait deux choses ; car toute vertu consiste à agir convenablement, soit qu’on ait à supporter le mal, soit qu’on ait à faire le bien. Quant au support du mal, l’Apôtre dit : "la charité est patiente" (v.4), c’est-à-dire elle fait supporter patiemment le mal. En effet, lorsqu’on aime, on supporte facilement pour l’objet aimé ce qu’il y a de plus difficile. De même, celui qui aime Dieu supporte patiemment pour lui toutes sortes d’épreuves. C’est dans ce sens qu’il est dit : "les grandes eaux n’ont pu éteindre l’amour, les fleuves n’ont pu l'éteindre" (Ct 8, 7) et "la patience produit une oeuvre parfaite" (Jc 1, 4). Quant à la pratique du bien, il dit : "la charité est bénigne » ; car la bénignité tire son nom de bonté et d’un mot latin qui veut dire feu ; c’est-à-dire que, de même que le feu fait dissoudre les objets en les liquéfiant, la charité fait qu’on ne retient pas pour soi seul les biens que l’on possède, mais qu’on les épanche sur les autres : "que les ruisseaux de votre fontaine coulent dehors, et répandez vos eaux dans la rue " (Pr 5, 46. C’est ce que fait la charité ; aussi lit on : "celui qui possède les biens de ce monde et qui, voyant son frère dans la détresse, lui ferme son coeur et ses entrailles, comment aurait-il en soi l’amour de Dieu?" (I Jn 3, 17), et encore : "soyez bons et miséricordieux les uns pour les autres" (Ep 4, 32), et "l’Esprit du Seigneur est plein de bénignité" (Sg 1, 6).
Commentaire de la première lettre aux Corinthiens (Traduction édition Vivès, Paris, 1872)
Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu'il y a de meilleur. Eh bien, je vais vous indiquer une voie supérieure à toutes les autres. J'aurais beau parler toutes les langues de la terre et du ciel, si je n'ai pas la charité, s'il me manque l'amour, je ne suis qu'un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. J'aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, et toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, s'il me manque l'amour, je ne suis rien. J'aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j'aurais beau me faire brûler vif, s'il me manque l'amour, cela ne me sert à rien. L'amour prend patience ; l'amour rend service ; l'amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d'orgueil ; il ne fait rien de malhonnête ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s'emporte pas ; il n'entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L'amour ne passera jamais. Un jour, les prophéties disparaîtront, le don des langues cessera, la connaissance que nous avons de Dieu disparaîtra. En effet, notre connaissance est partielle, nos prophéties sont partielles. Quand viendra l'achèvement, ce qui est partiel disparaîtra. Quand j'étais un enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Maintenant que je suis un homme, j'ai fait disparaître ce qui faisait de moi un enfant. Nous voyons actuellement une image obscure dans un miroir ; ce jour-là, nous verrons face à face. Actuellement, ma connaissance est partielle ; ce jour-là, je connaîtrai vraiment, comme Dieu m'a connu. Ce qui demeure aujourd'hui, c'est la foi, l'espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c'est la charité. 1 Cor 12,31-13,13)
Saint Thomas d'Aquin, Maître spirituel
Notre question de départ est donc : Saint Thomas d'Aquin, théologien et philosophe génial, est-il aussi un « maître spirituel » ? Tous les maîtres en théologie ne le sont pas. Et si la réponse est affirmative, en quel sens l'est-il ?
Saint Thomas d'Aquin était célèbre pour l'intensité et la quantité de sa production littéraire. On dit de lui qu'il avait quatre secrétaires, à qui il était capable de dicter simultanément quatre ouvrages différents ! Mais tout au long de sa vie, cette assiduité à la vie intellectuelle était soutenue par une dévotion profonde à la prière liturgique et contemplative.
Cette réflexion se fera en deux parties : dans un premier temps on va essayer de dire brièvement, et avec un auteur si prolixe que saint Thomas il n'est pas facile d'âtre bref, quelque chose sur la portée spirituelle de la Somme de la théologie, et dans un deuxième temps essayer d'entrer plus directement dans la vie spirituelle de saint Thomas par le moyen d'un de ses écrits poétiques, l'hymne Pange lingua.
A. Sa vie
Thomas est né en 1225, en Italie du Sud, dans ce qui était à l'époque le royaume de Sicile, dix ans après la fondation de l'Ordre dominicain. Sa famille, celle des comtes d'Aquino, confièrent la première éducation du petit Thomas à des moines, ceux de l'abbaye bénédictine du Mont-Cassin. Il avait donc rencontré la vie de prière et de contemplation dès son jeune âge. Il paraît qu'enfant il dérangeait souvent les grandes personnes en leur demandant : « Qu'est-ce que Dieu ? » Non qui est Dieu, sa question telle qu'elle est formulée exprime une curiosité plus pénétrante, qui cherche à englober sans aucune limite toutes les réponses possibles. Finalement on peut dire que cette même question et cette même curiosité pénétrante concernant les choses divines ne l'ont pas lâché à l'âge adulte.
Il fit ses premières études universitaires à Naples, où il rencontra une gamme large de pensée religieuse, juive, musulmane, ainsi que les écrits d'Aristote qu'il chercha à réhabiliter en quelque sorte. Il rencontra aussi dans cette ville ces nouveaux religieux qu'étaient les Dominicains, leur couvent était implanté à Naples depuis 1231, ville où l'empereur Frédéric II venait de fonder une université.
A cette époque la fondation de couvents d'études des Dominicains suivait de très près la création de nouvelles universités, que ce soit à Paris, à Bologne, à Padoue ou à Oxford.
Or la famille d'Aquino avait toujours espéré que leur fils entrerait à l'abbaye du Mont-Cassin, pour en devenir un jour Père Abbé, mais pendant ses études à Naples, Thomas coudoyait ces jeunes Dominicains, installés en plein centre universitaire.
Contrairement à la coutume des Bénédictins, enfermés dans leurs abbayes comme dans une forteresse d'où ils ne sortent pas, ces jeunes clercs dominicains venaient se mêler à la foule des maîtres et des étudiants, tout en pratiquant les observances monastiques à l'intérieur de leur couvent. C'était un spectacle nouveau dans la vie de l'Eglise que cette forme de vie religieuse, inventée par Dominique, combinant apostolat et contemplation, et le jeune Thomas fut séduit. Il se retrouvait pleinement dans la mission de prédication et d'enseignement théologique des Frères Prêcheurs et fit donc profession au couvent de Naples en 1245 à l'âge de vingt ans. Il se fit Dominicain pour pouvoir prêcher en enseignant, et enseigner en prêchant, tout en menant la vie pauvre et communautaire au couvent.
B. La Somme de la théologie
Surtout connu comme l'auteur de la Somme de la théologie, saint Thomas est renommé comme un intellectuel de grande classe, ce qu'il était certainement , mais aussi comme un cérébral abstrait, ce qu'il n'était certainement pas ! Loin d'être confiné dans une théologie uniquement déductive et raisonneuse, il était au contraire extrêmement attentif à ce qu'il apprenait des exemples concrets de l'Ecriture Sainte.
Maître in sacra pagina, comme on appelait les études bibliques à l'époque, il a commenté l'Ecriture sa vie durant et il savait, dans la prière, poser son regard sur le Christ comme modèle de toute vie chrétienne et en parler d'une manière convaincante.
La vie de Jésus joue un rôle important, à ne pas sous-estimer, dans la construction de la Somme. Thomas réfléchit longuement, par exemple, sur le Christ prédicateur, et notamment sur le sermon sur la montagne, les Béatitudes. On a dit de lui d'ailleurs qu'il est le théologien de la vie bienheureuse.
Alors cette œuvre, qu'on dit si intellectuelle, si construite avec ses parties et ses questions, parle-t-elle assez au cœur, pour stimuler chez le lecteur l'amour de la vie spirituelle ? Selon l'expérience de ceux qui ont fait de saint Thomas leur maître spirituel, cela est certain.
A deux conditions cependant :
- la première est qu'on apprenne d'abord de saint Thomas que le seul vrai maître est le Christ.
- la seconde qu'on sache lire et étudier l'œuvre de Thomas comme ayant pour objet et pour but cela même que nous appelons vie spirituelle, c'est-à-dire l'aspiration de l'âme chrétienne à l'union à Dieu.
C'est le plan même de la Somme de la théologie qui nous révèle saint Thomas dans son rôle de maître spirituel. Cette œuvre qu'il a léguée à l'Eglise, cet exposé rigoureusement théologique, n'est rien d'autre que l'explication et la justification de tout ce que la foi nous enseigne, c'est-à-dire de tout ce que Dieu nous a dit de Lui et de nous-mêmes.
1. La théologie : une science qui conduit à la vie spirituelle
L'ordre dynamique et unificateur que saint Thomas fait régner sur cette doctrine totale nous révèle ce qu'était pour lui, ce que devrait être pour nous, la théologie : il s'agit de la science même de la vie spirituelle, ou plutôt la science qui y conduit. Si nous définissons la vie spirituelle chrétienne comme l'union progressive de l'homme à Dieu, on découvre en regardant de près le plan de la Somme de la théologie que c'est en effet cette proposition de l'union de l'homme à Dieu qui lui donne son intelligibilité et son sens.
2. Contemplata aliis tradere
Thomas se rendait compte que l'homme n'arriverait pas à cette union à Dieu par les seuls moyens des connaissances livresques ou du raisonnement. On lui attribue une phrase devenue célèbre dans l'Ordre dominicain : Contemplata aliis tradere : c'est-à-dire, communiquer à d'autres le fruit de sa contemplation. Il est donc clair que la prière de contemplation tient un rôle primordial dans ce schéma, et vu de cette manière le théologien doit obligatoirement être un homme qui prie, il y a une part de ce qu'il a à communiquer concernant Dieu qu'il doit puiser dans sa propre prière, sa propre vie spirituelle. Il ne peut pas tout trouver dans des livres, ni tout déduire par la raison pure et l'activité cérébrale.
Il va donc de soi que le théologien ne doit pas seulement nourrir sa propre vie spirituelle, mais celle des autres aussi, de ses lecteurs. La vérité est donnée au théologien par l'Esprit de Dieu, pour être communiquée aux âmes de bonne volonté. Cela ne peut pas se faire sans la connaissance et la rigueur de la théologie, mais pas non plus sans l'inspiration de la grâce, sans l'amour de Celui dont on parle, Dieu, et aussi l'amour de ceux à qui on parle. Amour de Dieu et du prochain, nous retrouvons ici la charité jumelle si chère à saint Augustin. Celui qui annonce la Parole de Dieu doit d'abord l'écouter et la méditer en lui-même ; cela suppose une vie spirituelle pleinement développée.
3. Structure
Cette œuvre, qui est devenue si célèbre, se divise en trois parties qui sont en réalité inséparables et qui se renvoient l'une à l'autre. On a souvent comparé la construction des ouvrages de ce type à celle des cathédrales médiévales qui leur sont contemporaines. Pour comprendre la structure, la description doit procéder de l'extérieur vers l'intérieur, du plus matériel, vers le plus formel. C'est une méthode affectionnée de frère Thomas qui recommande de toujours progresser du plus connu vers le moins connu.
a. Première partie de la Somme
Dans la première partie de la Somme, il s'agit d'abord de Dieu, Dieu en lui-même, dans son être inaccessible. Le Dieu auquel il s'agit de s'unir dans la prière. Cette première partie étudie longuement Dieu en tant que Cause créatrice de tout ce qui existe, et tout spécialement en tant que créateur de l'homme
b. Seconde partie de la Somme
La seconde partie de la Somme parle du mouvement de la créature rationnelle qu'est l'homme vers Dieu. Saint Thomas nous montre comment l'homme, qui vient de Dieu, a été créé pour le rejoindre, et cela dès ici-bas, en plein milieu des réalités de ce monde. La théologie de ce « retour » de l'homme à Dieu est donc essentiellement une théologie spirituelle et même mystique, qui présente Dieu comme objet même de la pensée, de l'amour et de la vie de l'homme ; tout le processus culmine dans le retour de la créature à son créateur.
c. Troisième partie de la Somme
La troisième partie de la Somme nous parle du Christ médiateur, celui par lequel, dans lequel en union avec lequel l'homme peut rejoindre son créateur, son Père. C'est l'aspect le plus passionnant de la doctrine de Dieu de saint Thomas d'Aquin : la manière dont nous apprenons par la foi que Dieu le Fils partagea pleinement notre vie, pour que nous ne soyons pas seulement de bons êtres humains, mais pour que nous partagions la vie de l'Esprit, la vie de Dieu lui-même. Celui qui est Dieu lui-même en la personne de Fils, qui rassemble tout en lui, pour vivre en chacun de nous, mais après être passé par la Passion et par la mort. Son « retour au Père » ne sera achevé que par le nôtre, dont il est le principe et l'exemplaire.
L'humanité du Christ est pour nous la voie qui mène vers Dieu.
On devient vite conscient de la grandiose simplicité de ce propos d'ensemble. Mais à l'intérieur de cette structure globalisante, il y a aussi certains thèmes qui se dégagent et accompagnent le développement de l'œuvre. Certains de ces thèmes sont d'une importance primordiale pour le rôle de saint Thomas comme maître spirituel. Notamment celui de la transcendance de Dieu : il faut, dit Thomas, se rendre à l'évidence que, si riche de sens et si illuminatrice que soit la vérité révélée, dès qu'il s'agit de Dieu lui-même, nous sommes dans le mystère, c'est-à-dire face à une réalité que la foi aimante ne peut saisir, car la foi est une étape intermédiaire sur le chemin de la contemplation béatifique.
4. La théologie spirituelle de saint Thomas
Saint Thomas pensait bien qu'il devait y avoir une explication ultime du fait que l'univers existe à la place de rien du tout, mais il pensait aussi que cette explication, quoi qu'elle soit, devait être au-delà de la compréhension humaine.
L'explication que nous cherchons est l'explication de tout, et c'est pour cela que nous ne pouvons pas la saisir. Nous connaîtrons Dieu tel qu'il est vraiment seulement après notre mort, quand il nous aura conduits au-delà de la foi, jusqu'à la vision béatifique.
Nous partagerons la compréhension que Dieu le Père a de lui-même, quand nous partagerons sa divinité. En attendant cependant, nous pouvons au moins savoir ce que l'explication de l'univers ne pourrait pas être. Dans ce sens, il est plus facile de dire de Dieu ce que Dieu n'est pas, que ce qu'Il est. Par exemple, quoi que Dieu puisse être, il n'est pas un dieu assimilable aux grandes forces de la nature, le vent ou le tonnerre par exemple. Il ne faut pas non plus parler de Dieu dans les manuels de physique, car la puissance explicative de Dieu n'est pas à assimiler aux causes physiques, c'est elle qui est plutôt la source constante de toute causalité.
On peut seulement parler de Dieu comme un indicible, au-delà de tout ce qui est fini. Saint Thomas a osé écrire que la connaissance de Dieu est la plus imparfaite des connaissances, mais en même temps la plus précieuse, la plus sublime, celle qui va le plus loin, le plus haut, celle qui éclaire toutes les autres.
Après avoir immensément pensé et écrit ce que l'homme peut comprendre de Dieu, arrivant au terme de sa Somme de la théologie, la plume lui est tombée des mains. C'est-à-dire, en 1273, à l'âge de quarante-trois ans, dans la force de l'âge, il s'arrêta complètement d'écrire. Non par fatigue, mais à la suite d'une profonde expérience spirituelle survenue le 6 décembre de cette même année, pendant qu'il était en prière dans la chapelle Saint-Nicolas en l'église dominicaine de Naples. Il n'a certes pas encore vu Dieu, mais tout de même reçu une lumière ineffable, la réponse à sa question d'enfant « Qu'est-ce que Dieu ? ».
A la suite de cette expérience il aurait dit : « Tout ce que j'ai écrit, composé, si je le compare à ce qui est, c'est de la paille ». Et pourtant il l'a écrit et enseigné avec passion. Et sa paille est quand même une merveille ! Comment donc pourrait-on se pénétrer vraiment de ce qu'a écrit saint Thomas, sans viser ce « plus » qui transcende la parole écrite, cet au-delà, cette vie spirituelle à laquelle il nous entraîne ?
Cet acte par lequel on veut s'unir à Dieu et qui est visé à travers toute la puissante construction théologique de la Somme, quel est-il ? Pour saint Thomas c'est avant tout un acte d'amour. L'amour de Dieu pour nous et le nôtre pour Dieu, quoi de plus éclairant, de plus stimulant pour ce qui est l'acte même de la vie spirituelle ?
5. Itellect et vie spirituelle
Saint Thomas pensait, certes, et affirmait que l'union parfaite à Dieu se réaliserait par l'intelligence. Mais cela est possible seulement quand cette intelligence verra Dieu, dans la contemplation béatifique après notre mort. Tant que nous sommes dans la foi et non encore en possession de cette vision béatifique, c'est l'amour qui nous unit à Dieu. Un amour qui jaillit de la foi, un amour qui donne d'aller au-delà des concepts, un amour qui nous fait atteindre Dieu lui-même dans son inconcevable réalité. Ici ce n'est pas Aristote qui éclaire Thomas, mais saint Paul qui a écrit :
« La charité ne passe jamais. Les prophéties, elles, disparaîtront. Les langues, elles se tairont. La science elle disparaîtra. Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie. Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. Nous voyons à présent dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent je connais d'une manière imparfaite. Mais alors je connaîtrai comme je suis connu. Maintenant donc demeurent foi, espérance et charité, ces trois choses. Mais la plus grande d'entre elles, c'est la charité. » (1 Co 13, 8-13)
a. Quel rôle a l'intelligence ?
Quel serait alors le rôle de l'intelligence ? Saint Thomas dit qu'au ciel il appartiendra à l'intelligence de posséder Dieu seulement quand elle « verra », et d'être par là bienheureuse. Quant à l'amour, il est don de soi à Celui qui se donne, et par l'amour, nous serons non seulement bienheureux, mais saints. Nous pourrions même l'être dès ici-bas, avant de « voir », avant de posséder. Mais ce qu'on apprend surtout de saint Thomas, maître spirituel, c'est que l'amour et la contemplation sont inséparables, que la contemplation nourrit l'amour et que l'amour lui-même, par la co-naturalité qu'il crée entre l'homme saint et l'ineffable Divinité nous la fait « connaître » d'une manière inexprimable. Dans l'union à Dieu, telle que la présente saint Thomas, pour que la théologie comme science puisse nourrir la vie spirituelle, il faut d'abord passer de la rationalité à l'intelligence de la foi, et puis s'élever au-dessus de l'intelligence dans l'irremplaçable prière, mais sans jamais abandonner l'intelligence.
b. Un regard simple
La contemplation est essentiellement un regard simple dont l'objet est Dieu lui-même.Un regard, dit saint Thomas, qui est celui de l'intellectus et non plus du ratio, et qui est inséparablement celui de l'intelligence et celui de l'amour. La contemplation dont nous parle Thomas est donc l'intuition dans sa forme accomplie, cette intuition procède de la rencontre amoureuse de Dieu et est le fruit de l'intelligence et de la prière. Ainsi activité intellectuelle et contemplation ne s'excluent pas mutuellement, il s'agit plutôt d'une complémentarité : la vie spirituelle a besoin d'être éclairée par la théologie et la théologie a besoin d'être nourrie par la prière.
c. La vérité... réalité divine venant de Dieu
La vie spirituelle ne se nourrit que de vérité... réalité divine venant de Dieu.
Pour simplifier, donc, la connaissance de la théologie nous apporte la vérité divine en langage humain et rationnel. Or la vie spirituelle ne se nourrit que de vérité, c'est-à-dire de la réalité divine venant de Dieu. La réalité qu'est Dieu, sa présence, sa volonté, sa parole est le fondement même de la vie spirituelle. On parle facilement de l'intellectualisme de saint Thomas d'Aquin, mais il faudrait parler au moins autant de son très grand réalisme métaphysique.
Thomas d'Aquin présupposait que tous les écrits théologiques devaient exprimer l'unité de la vérité divine, selon sa propre citation « comme une certaine impression, de la science de Dieu elle-même, une et simple à l'égard de tout. » Pour lui donc la discipline théologique ne procède pas d'une diversité de recherches scientifiques qui seraient canalisées vers le service chrétien. La théologie, seule science divine, avec Dieu pour objet, rassemble plutôt toutes les disciplines ancillaires et subordonnées dans son unité transcendante.
Autrement dit, saint Thomas était persuadé que la meilleure théologie reflète la simplicité de Dieu, seule source de toute sagesse. En conséquence, il n'est pas facile de diviser l'œuvre de Thomas d'Aquin de manière à convenir aux catégories modernes que les théologiens utilisent pour classifier et décrire leurs travaux. En fait, il aurait trouvé extrêmement bizarre de constater ce penchant moderne que nous avons de diviser la théologie en différentes aires de recherche, que ce soit études bibliques, patristique, dogmatique, théologie morale, pour lui, tout cela ne faisait qu'un. Et c'est cela qui fait de lui un maître spirituel hors pair, avec ce désir d'unifier les connaissances chrétiennes. D'ailleurs Thomas se réjouissait tout particulièrement du fait que seuls les théologiens pouvaient se prévaloir de connaître, de saisir l'unité de la vérité qui découle de la simplicité divine. En résumé, Thomas faisait une distinction formelle entre la théologie, science divine, et la philosophie, enfermée dans les limites de la raison humaine. Il ne méprise aucunement la philosophie, mais à elle seule, elle ne suffit pas, car elle ne contient pas toute la vérité.
6. La méthode de saint Thomas
Pour conclure cette première partie de réflexion centrée sur la Somme de la théologie, on peut dire qu'il faut encore et toujours revenir à la lecture de cet ouvrage immense parce qu'elle est un livre complet, comme une encyclopédie de la foi. Par son contenu d'abord, puisque par sa visée même elle veut offrir l'ensemble de la doctrine chrétienne synthétiquement organisée. Par sa méthode aussi, puisqu'on y trouve tout ce qui est nécessaire à une démarche théologique et spirituelle intégrale. On peut noter quatre points essentiels qui mettent en lumière la méthode de saint Thomas :
- L'écoute de la parole révélée sous la forme de l'Ecriture Sainte
- La présence de la tradition par l'utilisation abondante des Pères de l'Eglise et des grands conciles.
- L'attention constante à la sagesse des philosophes, quelle que soit son origine
- Le recours à l'expérience humaine dans toute sa densité.
Pour savourer la richesse de l'enseignement spirituel de saint Thomas, le lecteur d'aujourd'hui doit essayer de reproduire en lui-même cette double disposition de la quête scientifique et l'attitude spirituelle du Maître, un Maître qui est lui-même tout centré sur le Christ. Ainsi il ne pourra manquer d'acquérir à son tour une intelligence plus exacte de sa foi et d'avancer sur les chemins de l'union à Dieu.
SOMME THÉOLOGIQUE Ia Pars
LA MORALE GÉNÉRALE
SAINT THOMAS D’AQUIN, Docteur de l'Eglise
Dieu, La création
© Edition numérique: bibliothèque de l’édition du Cerf, 1999
Mise à disposition du site sur les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
http://docteurangelique.free.fr, 2004
Le docteur de la vérité catholique doit instruire les commençants et non seulement s'adresser aux théologiens les plus avancés, selon ces mots de l'Apôtre (1Co 3,1-2) : "je vous ai donné à boire du lait comme à de petits enfants dans le Christ et non de la nourriture solide." Notre but consiste donc, à exposer dans ce livre ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus asaptée à la formation des novices.
Nous avons remarqué que les débutants en cette matière perdent beaucoup d'énergie dans l'emploi des écrits des différents auteurs pour trois raisons: 1- la multiplication des questions inutiles, des articles et des preuves ; 2- parce que ce qu'il leur convient d'apprendre n'est pas traité selon l'ordre même de la discipline, mais selon l'ordre où a conduit le commentaire des livres, ou le hasard de questions débattues ; 3- enfin parce que la répétition fréquente des mêmes choses engendre dans l'esprit des auditeurs lassitude et confusion.
Pour éviter ces inconvénients et d'autres semblables, nous essayerons, en nous confiant dans le pouvoir divin, de présenter la doctrine sacrée brièvement et clairement, selon mes exigences et les possibilités de la matière.
Afin de délimiter exactement le champ de nos recherches, nous devons d'abord traiter de la doctrine sacrée elle-même, en nous demandant ce qu'elle est, et quel est son domaine.
1. Une telle doctrine est-elle nécessaire? 2. Est-elle une science? 3. Est-elle une ou multiple? 4. Est-elle spéculative ou pratique? 5. Quels rapports entretient-elle avec les autres sciences? 6. Est-elle une sagesse? 7. Quel est son sujet? 8. Argumente-t-elle? 9. Doit-elle employer des métaphores ou des expressions symboliques? 10. Les textes de l'Écriture sainte, dans cette doctrine, doivent-ils être expliqués selon plusieurs sens?
Objections:
1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire d'avoir une autre doctrine que les disciplines philosophiques. Pourquoi faire effort en effet vers ce qui dépasse la raison humaine? "Ne cherche pas plus haut que toi", nous dit l'Ecclésiastique (3, 23). Or, ce qui est à portée de la raison nous est communiqué de manière suffisante dans les disciplines philosophiques. Il paraît donc superflu de recourir à une autre doctrine.
2. Il n'y a de science que de l'être, car on ne peut avoir de connaissance que du vrai, qui lui-même est convertible avec l'être. Or, dans les disciplines philosophiques, on traite de toutes les modalités de l'être, et même de Dieu; d'où vient qu'une branche de ce savoir est appelée théologie, ou science divine, comme le montre Aristote. Il n'est donc pas nécessaire d'ajouter aux disciplines philosophiques une autre doctrine.
Cependant:
S. Paul dit (2 Tm 3, 16 Vg): "Toute Écriture divinement inspirée est utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice." Or, une Écriture divinement inspirée n'a rien à voir avec les disciplines philosophiques, qui sont des oeuvres de la raison humaine; c'est donc qu'une autre doctrine, celle-là d'inspiration divine, a bien sa raison d'être.
Conclusion:
Il fut nécessaire pour le salut de l'homme qu'il y eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine procédant de la révélation divine. Le motif en est d'abord que l'homme est destiné par Dieu à atteindre une fin qui dépasse la compréhension de son esprit, car, dit Isaïe (64, 3), "l'oeil n'a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t'aiment". Or il faut qu'avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin. Il était donc nécessaire, pour le salut de l'homme, que certaines choses dépassant sa raison lui fussent communiquées par révélation divine.
A l'égard même de ce que la raison était capable d'atteindre au sujet de Dieu, il fallait aussi que l'homme fût instruit par révélation divine. En effet, la vérité sur Dieu atteinte par la raison n'eût été le fait que d'un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps, et se fût mêlée de beaucoup d'erreurs. De la connaissance d'une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l'homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, si l'on voulait que ce salut fût procuré aux hommes d'une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une révélation divine.
Pour toutes ces raisons, il était nécessaire qu'il y eût, en plus des disciplines philosophiques, oeuvres de la raison, une doctrine sacrée, acquise par révélation.
Solutions:
1. Il est bien vrai qu'il ne faut pas chercher à scruter au moyen de la raison ce qui dépasse la connaissance humaine, mais à la révélation qui nous en est faite par Dieu nous devons accorder notre foi. Aussi, au même endroit, est-il ajouté: "Beaucoup de choses te sont montrées qui dépassent la compréhension humaine." C'est en ces choses que consiste la doctrine sacrée.
2. Une diversité de "raisons", ou de points de vue, dans ce que l'on connaît, détermine une diversité de sciences. Ainsi est-ce bien une même conclusion que démontrent l'astronome et le physicien, par exemple, que la terre est ronde; mais le premier utilise à cette fin un moyen terme mathématique, c'est-à-dire abstrait de la matière, tandis que le second en emploie un qui s'y trouve impliqué. Rien n'empêche donc que les objets mêmes dont traitent les sciences philosophiques, selon qu'ils sont connaissables par la lumière de la raison naturelle, puissent encore être envisagés dans une autre science, selon qu'ils sont connus par la lumière de la révélation divine. La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d'un autre genre que celle qui est encore une partie de la philosophie.
Objections:
1. Toute science procède de principes évidents par eux-mêmes. Or les principes de la doctrine sacrée sont les articles de foi, qui ne sont pas de soi évidents, puisqu'ils ne sont pas admis par tous. "La foi n'est pas le partage de tous", dit l'Apôtre (2 Th 3, 2). La doctrine sacrée n'est donc pas une science.
2. Il n'y a pas de science du singulier. Or, la doctrine sacrée s'occupe de cas singuliers, par exemple des faits et gestes d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et d'autres choses semblables. Elle n'est donc pas une science.
Cependant:
S. Augustin dit: "A cette science appartient cela seulement par quoi la foi très salutaire est engendrée, nourrie, défendue, corroborée", rôles qui ne peuvent être attribués qu'à la doctrine sacrée. Celle-ci est donc une science.
Conclusion:
A coup sûr la doctrine sacrée est une science. Mais, parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s'appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l'intelligence: telles l'arithmétique, la géométrie, etc. D'autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d'une science supérieure: comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie, et la musique à partir de principes connus par l'arithmétique. Et c'est de cette façon que la doctrine sacrée est une science. Elle procède en effet de principes connus à la lumière d'une science de Dieu et des bienheureux. Et comme la musique fait confiance aux principes qui lui sont livrés par l'arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu.
Solutions:
1. Les principes de toute science, ou sont évidents par eux-mêmes, ou se ramènent à la connaissance d'une science supérieure. Et ce dernier cas est celui des principes de la doctrine sacrée, comme on vient de le dire.
2. S'il arrive que des faits singuliers soient rapportés dans la doctrine sacrée, ce n'est pas à titre d'objet d'étude principal: ils sont introduits soit comme des exemples de vie, qu'invoquent les sciences morales, soit pour établir l'autorité des hommes par qui nous arrive la révélation divine, fondement même de l'Écriture ou de la doctrine sacrée.
Objections:
1. Selon Aristote, une science "une" n'a pour sujet qu'un seul genre. Or, le créateur et la créature, dont il est question dans la doctrine sacrée, ne sont pas des sujets contenus dans un même genre. La doctrine sacrée n'est donc pas une science "une".
2. Dans la doctrine sacrée, on traite des anges, des créatures corporelles, des moeurs humaines, toutes choses qui appartiennent à diverses sciences philosophiques. La doctrine sacrée ne peut donc être, elle non plus, une science "une".
Cependant:
L'Écriture parle de cette doctrine comme d'une science unique; ainsi dit-elle (Sg 10, 10): "La sagesse lui donna (à Jacob) la science des choses saintes."
Conclusion:
La doctrine sacrée est bien une science une. L'unité d'une puissance de l'âme ou d'un habitus se prend, en effet, de son objet; non pas de son objet considéré matériellement, mais envisagé du point de vue de sa raison formelle d'objet; l'homme, l'âne, la pierre, par exemple, se rencontrent dans l'unique raison formelle du coloré, qui est l'objet de la vue. Donc, puisque l'Écriture sainte envisage certains objets en tant que révélés par Dieu, ainsi qu'on vient de le voir tout ce qui est connaissable par révélation divine s'unifie dans la raison formelle de cette science et de ce fait, se trouve compris dans la doctrine sacrée comme dans une science unique.
Solutions:
1. La doctrine sacrée ne met pas Dieu et les créatures à égalité lorsqu'elle en traite; c'est de Dieu principalement qu'elle s'occupe, et lorsqu'elle parle des créatures, elle les envisage selon qu'elles se rapportent à Dieu, soit comme à leur principe, soit comme à leur fin. L'unité de la science est donc sauve.
2. Rien n'empêche que des puissances de l'âme ou des habitus de rang inférieur soient diversifiés par rapport à des matières qui se trouvent unifiées en face d'une puissance ou d'un habitus de rang supérieur, car une puissance de l'âme ou un habitus, s'il est d'un ordre plus élevé, considère son objet sous une raison formelle plus universelle. Par exemple le "sens commun" a pour objet le sensible, qui embrasse le visible et l'audible; ainsi, bien qu'il soit une seule puissance, s'étendit à tous les objets des cinq sens. De même, l'unique science sacrée est en mesure d'envisager sous une même raison formelle, c'est-à-dire en tant que divinement révélables, des objets traités dans des sciences philosophiques différentes; ce qui fait que cette science peut être regardée comme une certaine impression de la science de Dieu elle-même, une et simple à l'égard de tout.
Objections:
1. Il semble que la doctrine sacrée soit une science pratique, car, selon Aristote une science pratique a pour but l'action. Or la doctrine sacrée est adonnée à l'action: "Mettez la Parole en pratique au lieu de l'écouter seulement", nous dit S. Jacques (1, 22). La doctrine sacrée est donc une science pratique.
2. La doctrine sacrée se divise en loi ancienne et loi nouvelle. Or, une loi est affaire de science morale, c'est-à-dire de science pratique. C'est donc que la doctrine sacrée appartient à cette catégorie.
Cependant:
Toute science pratique se rapporte à des oeuvres qui peuvent être accomplies par l'homme: ainsi la morale concerne les actes humains, la science de l'architecte les constructions. Or la doctrine sacrée porte avant tout sur Dieu, dont les hommes apparaissent plutôt comme ses oeuvres à lui; elle n'est donc pas une science pratique, mais davantage une science spéculative.
Conclusion:
Nous avons dit que la doctrine sacrée, sans cesser d'être une, s'étend à des objets qui appartiennent à des sciences philosophiques différentes, à cause de l'unité de point de vue qui lui fait envisager toutes choses comme connaissables dans la lumière divine. Il se peut donc bien que, parmi les sciences philosophiques, les unes soient spéculatives et d'autres pratiques; mais la doctrine sacrée, pour sa part, sera l'une et l'autre, de même que Dieu, par une même science, se connaît et connaît ses oeuvres.
Toutefois la science sacrée est plus spéculative que pratique, car elle concerne plus les choses divines que les actes humains n'envisageant ceux-ci que comme moyens pour parvenir à la pleine connaissance de Dieu, en laquelle consiste l'éternelle béatitude.
Et par là, Réponse est donnée aux Objections.
Objections:
1. La supériorité d'une science dépend de sa certitude. Or, les autres sciences, dont les principes ne peuvent être mis en doute, paraissent plus certaines que la doctrine sacrée, dont les principes, qui sont les articles de foi, admettent le doute. Les autres sciences paraissent donc être supérieures.
2. C'est le fait d'une science inférieure d'emprunter à une science supérieure: ainsi en est-il de la musique par rapport à l'arithmétique; or, la doctrine sacrée fait des emprunts aux doctrines philosophiques; S. Jérôme dit en effet dans une lettre à un grand orateur de Rome, en parlant des anciens docteurs: "Ils ont parsemé leurs livres d'une telle quantité de doctrines et de maximes de philosophes qu'on ne sait ce qu'on doit admirer davantage, de leur érudition séculière, ou de leur science des Ecritures." La doctrine sacrée est donc inférieure aux autres sciences.
Cependant:
les autres sciences sont appelées ses servantes; ainsi lit-on aux Proverbes (9, 3): la Sagesse "a dépêché ses servantes, elle appelle sur les hauteurs".
Conclusion:
La vérité est que cette science, à la fois spéculative et pratique, dépasse sous ce double rapport toutes les autres. Parmi les sciences spéculatives, on doit appeler la plus digne celle qui est la plus certaine et s'occupe des plus hauts objets. Or, à ce double point de vue, la science sacrée l'emporte sur les autres sciences spéculatives. Elle est la plus certaine, car les autres tirent leur certitude de la lumière naturelle de la raison humaine qui peut faillir, alors qu'elle tire la sienne de la lumière de la science divine qui ne peut se tromper. C'est elle aussi qui a l'objet le plus élevé, puisqu'elle porte principalement sur ce qui dépasse la raison, au lieu que les autres disciplines envisagent ce qui est soumis à la raison.
Parmi les sciences pratiques, on doit dire supérieure celle qui ne vise pas, au-delà d'elle-même, une autre fin, telle la politique pour l'art militaire (le bien de l'armée est en effet ordonné à celui de la cité). Or, la fin de notre doctrine, selon qu'elle est pratique, n'est autre que la béatitude éternelle, but auquel se réfèrent, comme à la fin suprême, toutes les autres fins des sciences pratiques. De toute façon la science sacrée est donc prééminente.
Solutions:
1. Rien n'empêche qu'une connaissance plus certaine selon sa nature soit en même temps moins certaine pour nous; cela tient à la faiblesse de notre esprit, qui se trouve, dit Aristote, "devant les plus hautes évidences des choses, comme l'oeil du hibou en face de la lumière du soleil". Le doute qui peut surgir à l'égard des articles de foi ne doit donc pas être attribué à une incertitude des choses mêmes, mais à la faiblesse de l'intelligence humaine. Malgré cela, la moindre connaissance touchant les choses les plus hautes est plus désirable qu'une science très certaine des choses moindres, dit Aristote.
2. La science sacrée peut faire des emprunts aux sciences philosophiques, mais ce n'est pas qu'elles lui soient nécessaires, c'est uniquement en vue de mieux manifester ce qu'elle-même enseigne. Ses principes ne lui viennent en effet d'aucune autre science, mais de Dieu immédiatement, par révélation; d'où il suit qu'elle n'emprunte point aux autres sciences comme si celle-ci lui étaient supérieures, mais au contraire qu'elle en use comme d'inférieures et de servantes; ainsi en est-il des sciences dites architectoniques, qui utilisent leurs inférieures, comme fait la politique pour l'art militaire. Du reste, que la science sacrée utilise les autres sciences de cette façon-là, le motif n'en est point son défaut ou son insuffisance, mais la faiblesse de notre esprit, qui est acheminé avec plus d'aisance à partir des connaissances naturelles, d'où procèdent les autres sciences, vers les objets qui la dépassent, et dont cette science traite.
Objections:
1. Une doctrine qui prend ses principes hors d'elle-même ne mérite pas le nom de sagesse: "Le rôle du sage est d'intimer l'ordre et non de le recevoir d'un autre", déclare en effet Aristote; or, cette doctrine-ci emprunte ailleurs ses principes, comme on l'a montré; elle n'est donc pas une sagesse.
2. C'est le fait d'une sagesse d'établir les principes des autres sciences; d'où ce titre de "chef des autres sciences" que lui attribue Aristote; or la doctrine sacrée ne se comporte pas ainsi; elle n'est donc pas sagesse.
3. Notre doctrine s'acquiert par l'étude, tandis que la sagesse est obtenue par infusion; ainsi est-elle comptée parmi les sept dons du Saint-Esprit, comme on le voit en Isaïe (11, 2). La doctrine sacrée n'est donc pas une sagesse.
Cependant:
au principe de la loi, le Deutéronome (4, 6 Vg) fait cette déclaration: "Telle est notre sagesse et notre intelligence aux yeux de tous les peuples."
Conclusion:
Cette doctrine est par excellence une sagesse, parmi toutes les sagesses humaines, et cela non pas seulement dans un genre particulier, mais absolument. En effet, puisqu'il appartient au sage d'intimer l'ordre et de juger, et que d'autre part le jugement, pour ce qui est inférieur, s'obtient par un appel à une cause plus élevée, celui-là est le sage dans un genre quelconque, qui prend en considération la cause suprême de ce genre. Par exemple, s'il s'agit de construction, l'homme de l'art qui a disposé les plans de la maison, mérite le titre de sage et d'architecte, au regard des techniciens inférieurs qui taillent les pierres, ou préparent le ciment. Ce pourquoi l'Apôtre dit (1 Co 3, 10): "Comme un sage architecte, j'ai posé le fondement." S'il s'agit de la vie humaine dans son ensemble, l'homme prudent sera appelé sage du fait qu'il ordonne les actes humains vers la fin qu'ils doivent atteindre ainsi est-il dit aux Proverbes (10, 23 Vg): "La sagesse est prudence pour l'homme." Celui-là donc qui considère purement et simplement la cause suprême de tout l'univers, qui est Dieu, mérite par excellence le nom de sage. C'est pourquoi, comme on le voit dans S. Augustin la sagesse est appelée la connaissance la plus digne. Or, la doctrine sacrée traite très proprement de Dieu selon qu'il est la cause suprême; car elle ne se contente pas de ce qu'on peut en savoir par les créatures, et que les philosophes ont connu. "Ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste", dit en effet l'Apôtre (Rm 1, 19); elle traite aussi de Dieu quant à ce qui n'est connu que de lui seul, et qui est communiqué aux autres par révélation. La doctrine sacrée mérite donc par excellence le nom de sagesse.
Solutions:
1. La doctrine sacrée n'emprunte ses principes à aucune science humaine; elle les tient de la science divine, qui règle, à titre de sagesse souveraine, toute notre connaissance.
2. Les principes des autres sciences, ou bien sont évidents, et donc ne peuvent être prouvés, ou bien sont prouvés par quelque raison naturelle dans une autre science; or la connaissance propre à notre science est obtenue par révélation et non par raison naturelle. C'est pourquoi il n'appartient pas à la doctrine sacrée de démontrer les principes des autres sciences, mais seulement d'en juger. En effet, tout ce qui, dans ces sciences, se trouverait contredire la vérité exprimée par la science sacrée doit être condamné comme faux, selon l'Apôtre (2 Co 10, 45): "Nous détruisons les sophismes et toute puissance altière qui se dresse contre la science de Dieu."
3. Puisque juger est le fait du sage, aux deux façons de juger dont on peut faire état correspondent deux sagesses différentes. Il arrive en effet qu'on juge par inclination, comme celui qui possède un habitus vertueux juge avec rectitude de ce qu'il doit faire dans la ligne de cet habitus, étant déjà incliné dans ce sens. Aussi Aristote déclare-t-il n que l'homme vertueux est la mesure et la règle des actes humains. Mais il est une autre façon de juger, à savoir par mode de connaissance, comme celui qui est instruit de la science morale peut juger des actes d'une vertu, même s'il n'a pas cette vertu. La première façon de juger des choses divines est le fait de la sagesse du Saint-Esprit, selon cette parole de l'Apôtre (1 Co 2, 15): "L'homme spirituel juge de tout." De même Denys: "Hiérothée est devenu sage, non seulement en étudiant, mais en éprouvant le divin." Quant à l'autre façon de juger, c'est celle qui appartient à la doctrine qui nous occupe, selon qu'elle est obtenue par l'étude, bien que ses principes lui viennent de la révélation.
Objections:
1. Toute science, dit Aristote, suppose connue la nature de son sujet, autrement dit "ce qu'il est". Or, cette science ne suppose pas la connaissance de ce que Dieu est, car, selon S. Jean Damascène: "Dire de Dieu ce qu'il est nous est impossible." Dieu n'est donc pas le sujet de cette science.
2. Tout ce dont on traite dans une science est compris dans son sujet. Or, dans la Sainte Écriture, il est question de bien d'autres choses que de Dieu, par exemple des créatures, des moeurs humaines. Donc Dieu n'est pas le sujet de cette science.
Cependant:
on doit considérer comme le sujet d'une science cela même dont on parle dans la science; or, dans la science sacrée, il est question de Dieu: d'où son nom de "théo-logie", autrement dit de discours ou de parole sur Dieu. Dieu est donc bien le sujet de cette science.
Conclusion:
Dieu est effectivement le sujet de cette science. Il y a le même rapport, en effet, entre le sujet d'une science et la science elle-même, qu'entre l'objet et une puissance de l'âme ou un habitus. Or, on assigne proprement comme objet à une puissance ou à un habitus ce qui détermine le point de vue sous lequel toutes choses se réfèrent à cette puissance ou à cet habitus; ainsi, l'homme et la pierre se rapportent à la vue selon qu'ils sont colorés; et c'est pourquoi le coloré est l'objet propre de la vue. Or, dans la doctrine sacrée, on traite tout "sous la raison de Dieu", ou du point de vue de Dieu, soit que l'objet d'étude soit Dieu lui-même, soit qu'il ait rapport à Dieu comme à son principe ou comme à sa fin. D'où il suit que Dieu est vraiment le sujet de cette science. Ceci d'ailleurs est aussi manifeste si l'on envisage les principes de cette science, qui sont les articles de foi, laquelle concerne Dieu; or, le sujet des principes et celui de la science tout entière ne font qu'un, toute la science étant contenue virtuellement dans ses principes.
Certains toutefois, considérant les choses mêmes dont traite cette science, et non le point de vue sous lequel elle les envisage, en ont circonscrit autrement la matière. Ainsi parlent-ils de "choses" et de "signes"; ou des "oeuvres de la Réparation"; ou du "Christ total", à savoir la tête et les membres. Il est bien traité de tout cela dans notre science; mais c'est toujours par rapport à Dieu.
Solutions:
1. Il est vrai, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu'il est; toutefois, dans notre doctrine, nous utilisons, au lieu d'une définition, pour traiter de ce qui se rapporte à Dieu, les effets que celui-ci produit dans l'ordre de la nature ou de la grâce. Comme on démontre en certaines sciences philosophiques des vérités relatives à une cause au moyen de son effet, en prenant l'effet au lieu de la définition de cette cause.
2. Quant aux divers objets autres que Dieu dont il est question dans la Sainte Écriture, ils se ramènent à Dieu lui-même; non point à titre de parties, d'espèces ou d'accidents, mais comme se rapportant à lui de quelque manière.


Objections:
1. S. Ambroise dit: "Rejette les arguments, là où c'est la foi qu'on cherche." Or, dans cette doctrine, c'est la foi surtout que l'on cherche: "Ces choses ont été écrites, dit S. Jean (20, 31), afin que vous croyiez." La doctrine sacrée ne procède donc pas par arguments.
2. Si cette science devait argumenter, ce serait ou par autorité ou par raison. Mais prouver par autorité ne semble pas convenir à sa dignité, car, selon Boèce, l'argument d'autorité est de tous le plus faible. Quant aux preuves rationnelles, elles ne conviennent pas à sa fin, puisque, selon S. Grégoire, "la foi n'a pas de mérite, là où la raison procure une connaissance directe". Par conséquent la doctrine sacrée n'use pas d'arguments.
Cependant:
l'Apôtre, parlant de l'évêque, dit (Tt 1, 9): "Qu'il soit attaché à l'enseignement sûr, conforme à la doctrine; il doit être capable d'exhorter dans la saine doctrine et de réfuter les contradicteurs."
Conclusion:
Les autres sciences n'argumentent pas en vue de démontrer leurs principes; mais elles argumentent à partir d'eux pour démontrer d'autres vérités comprises dans ces sciences. Ainsi la doctrine sacrée ne prétend pas, au moyen d'une argumentation, prouver ses propres principes, qui sont les vérités de foi; mais elle les prend comme point d'appui pour manifester quelque autre vérité, comme l'Apôtre (1 Co 15, 12) prend appui sur la résurrection du Christ pour prouver la résurrection générale.
Toutefois, il faut considérer ceci. Dans l'ordre des sciences philosophiques, les sciences inférieures non seulement ne prouvent pas leurs principes, mais ne disputent pas contre celui qui les nie, laissant ce soin à une science plus haute; la plus élevée de toutes, au contraire, qui est la métaphysique, dispute contre celui qui nie ses principes, à supposer que le négateur concède quelque chose; et, s'il ne concède rien, elle ne peut discuter avec lui, mais elle peut détruire ses arguments. La science sacrée donc, n'ayant pas de supérieure, devra elle aussi disputer contre celui qui nie ses principes. Elle le fera par le moyen d'une argumentation, si l'adversaire concède quelque chose de la révélation divine: c'est ainsi qu'en invoquant les "autorités" de la doctrine sacrée, nous disputons contre les hérétiques, utilisant un article de foi pour combattre ceux qui en nient un autre. Mais si l'adversaire ne croit rien des choses révélées, il ne reste plus de moyen pour prouver par la raison les articles de foi; il est seulement possible de réfuter les raisons qu'il pourrait opposer à la foi. En effet, puisque la foi s'appuie sur la vérité infaillible, et qu'il est impossible de démontrer le contraire du vrai, il est manifeste que les arguments qu'on apporte contre la foi ne sont pas de vraies démonstrations, mais des arguments réfutables.
Solutions:
1. Bien que les arguments de la raison humaine soient impropres à démontrer ce qui est de foi, il reste qu'à partir des articles de foi la doctrine sacrée peut prouver autre chose, comme on vient de le dire.
2. Il est certain que notre doctrine doit user d'arguments d'autorité; et cela lui est souverainement propre du fait que les principes de la doctrine sacrée nous viennent de la révélation, et qu'ainsi on doit croire à l'autorité de ceux par qui la révélation a été faite. Mais cela ne déroge nullement à sa dignité, car si l'argument d'autorité fondé sur la raison humaine est le plus faible, celui qui est fondé sur la révélation divine est de tous le plus efficace.
Toutefois la doctrine sacrée utilise aussi la raison humaine, non point certes pour prouver la foi, ce qui serait en abolir le mérite, mais pour mettre en lumière certaines autres choses que cette doctrine enseigne. Donc, puisque la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait, c'est un devoir, pour la raison naturelle, de servir la foi, tout comme l'inclination naturelle de la volonté obéit à la charité. Aussi l'Apôtre dit-il (2 Co 10, 5): "Nous assujettissons toute pensée pour la faire obéir au Christ." De là vient que la doctrine sacrée use aussi des autorités des philosophes, là où, par leur raison naturelle, ils ont pu atteindre le vrai. S. Paul, dans les Actes (17, 28) rapporte cette sentence d'Aratus: "Nous sommes de la race de Dieu, ainsi que l'ont affirmé certains de vos poètes." Il faut prendre garde cependant que la doctrine sacrée n'emploie ces autorités qu'au titre d'arguments étrangers à sa nature, et n'ayant qu'une valeur de probabilité. Au contraire, c'est un usage propre qu'elle fait des autorités de l'Écriture canonique. Quant aux autorités des autres docteurs de l'Église, elle en use aussi comme arguments propres, mais d'une manière seulement probable. Cela tient à ce que notre foi repose sur la révélation faite aux Apôtres et aux Prophètes, non sur d'autres révélations, s'il en existe, faites à d'autres docteurs. C'est pourquoi, écrivant à S. Jérôme, S. Augustin déclare: "Les livres des Écritures canoniques sont les seuls auxquels j'accorde l'honneur de croire très fermement leurs auteurs incapables d'errer en ce qu'ils écrivent. Les autres, si je les lis, ce n'est point parce qu'ils ont pensé une chose ou l'ont écrite que je l'estime vraie, quelque éminents qu'ils puissent être en sainteté et en doctrine."


Objections:
1. Ce qui appartient en propre à une doctrine tout à fait inférieure, ne paraît pas convenir à la doctrine sacrée qui, on vient de le dire, occupe le sommet du savoir. Or l'emploi de similitudes diverses et de représentations sensibles est le fait de la poétique, qui occupe le dernier rang parmi toutes les sciences. User de similitudes de ce genre ne convient donc pas à la science sacrée.
2. La doctrine sacrée paraît avoir pour but de manifester la vérité: c'est pourquoi ceux qui accomplissent cette tâche se voient promettre une récompense: "Ceux qui me mettent en lumière auront la vie éternelle", dit la Sagesse dans l'Ecclésiastique (24, 31 Vg). Or, de telles similitudes cachent la vérité. Il ne convient donc pas à cette doctrine de présenter les réalités divines sous des similitudes empruntées au monde corporel.
3. Plus des créatures sont élevées, et plus elles s'approchent de la ressemblance divine. Donc, si quelque chose des créatures devait être transposé en Dieu, une telle transposition devrait se faire à partir des créatures les plus nobles, et non à partir des plus basses, ce qui cependant se présente fréquemment dans les Écritures.
Cependant:
Dieu dit dans Osée (12, 11): "J'ai multiplié les visions et, par les prophètes, j'ai parlé en similitudes." Or présenter une vérité sous le couvert de similitudes, c'est bien user de métaphores. Il convient donc à la doctrine sacrée d'en employer.
Conclusion:
Il convient certainement à la Sainte Écriture de nous livrer les choses divines sous le voile de similitudes empruntées aux choses corporelles Dieu, en effet, pourvoit à tous les êtres conformément à leur nature. Or, il est naturel à l'homme de s'élever à l'intelligible par le sensible, parce que toute notre connaissance prend son origine des sens. Il est donc parfaitement convenable que dans l'Écriture sainte les choses spirituelles nous soient livrées au moyen de métaphores corporelles. C'est ce que dit Denys: "Le rayon divin ne peut luire pour nous qu'enveloppé par la diversité des voiles sacrés." De plus, l'Écriture étant proposée de façon commune à tous, selon ce mot de l'Apôtre (Rm 1, 14): "Je me dois aux savants et aux ignorants", il lui convient de présenter les réalités spirituelles sous la figure de similitudes empruntées au corps, afin que, par ce moyen tout au moins, les simples la comprennent, eux qui ne sont pas aptes à saisir en elles-mêmes les réalités intelligibles.
Solutions:
1. La poétique use de métaphores en vue de la représentation, car celle-ci est naturellement agréable à l'homme. La doctrine sacrée, elle, use de ce procédé par nécessité et dans un but utilitaire, nous venons de le dire.
2. Le rayon de la divine révélation, nous dit Denys, n'est pas supprimé par les figures sensibles qui le voilent; il demeure dans sa vérité, en sorte qu'il ne soit pas permis aux esprits auxquels est faite la révélation de s'en tenir aux images mêmes; il les élève jusqu'à la connaissance des choses intelligibles, et, par leur intermédiaire, les autres en sont également instruits. C'est pourquoi ce qui est livré en un endroit de l'Écriture sous des métaphores, est présenté plus explicitement en d'autres passages. Du reste, l'obscurité même des figures est utile, tant pour exercer les esprits studieux, que pour éviter les moqueries des infidèles, au sujet desquels S. Matthieu dit (7, 6): "Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré."
3. Denys nous explique encore, pourquoi il est préférable que, dans les Écritures, les choses divines nous soient livrées sous la figure des corps les plus vils, plutôt que sous celle des plus nobles. Il en donne trois raisons. Tout d'abord on écarte ainsi de l'esprit humain un risque d'erreur, en rendant évident qu'on ne parle pas en propriété de termes des choses divines, ce qui pourrait être l'objet d'un doute, si ces choses étaient présentées sous la figure des corps les plus nobles, surtout pour les hommes qui n'imaginent rien de plus noble que le monde corporel. En deuxième lieu, cette manière d'agir est plus en rapport avec la connaissance que nous avons de Dieu en cette vie; car nous savons plutôt de Dieu ce qu'il n'est pas que ce qu'il est; les similitudes les plus lointaines sont donc à cet égard les plus proches de la vérité: elles nous donnent à comprendre que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pouvons dire ou penser de lui. Enfin, par là, les choses divines se trouvent voilées plus efficacement au regard des indignes.
Objections:
1. Il semble bien que l'Écriture ne contient pas sous une seule lettre plusieurs des sens ainsi distingués: le sens historique ou littéral, le sens allégorique, le sens tropologique ou moral, et le sens anagogique. En effet, une multiplicité de sens pour un seul passage engendre la confusion, prête à l'erreur et rend l'argumentation fragile. C'est pourquoi une argumentation véritable ne procède pas de propositions aux sens multiples; bien plus, cela occasionne certains sophismes. Or, l'Écriture sainte doit être apte à nous montrer la vérité sans prêter occasion à l'erreur; elle ne peut donc nous offrir, sous une seule lettre, une pluralité de sens.
2. S. Augustin nous dit: "Cette partie de l'Écriture qu'on appelle l'Ancien Testament se présente sous quatre formes: l'histoire, l'étiologie, l'analogie, l'allégorie", division qui paraît totalement étrangère à celle qui a été rapportée plus haut. Il ne semble donc pas convenable que l'Écriture sainte soit exposée suivant les quatre sens énumérés en premier.
3. En dehors des quatre sens précités, il y a encore le sens parabolique, qui n'est pas compris parmi eux.
Cependant:
S. Grégoire dit: "L'Écriture sainte, par la manière même dont elle s'exprime, dépasse toutes les sciences; car, dans un seul et même discours, tout en racontant un fait, elle livre un mystère."
Conclusion:
L'auteur de l'Écriture sainte est Dieu. Or, il est au pouvoir de Dieu d'employer, pour signifier quelque chose, non seulement des mots, ce que peut faire aussi l'homme, mais également les choses elles-mêmes. Pour cette raison, alors que dans toutes les sciences ce sont les mots qui ont valeur significative, celle-ci a en propre que les choses mêmes signifiées par les mots employés signifient à leur tour quelque chose. La première signification, celle par laquelle les mots signifient certaines choses, correspond au premier sens, qui est le sens historique ou littéral. La signification par laquelle les choses signifiées par les mots signifient encore d'autres choses, c'est ce qu'on appelle le sens spirituel, qui est fondé sur le sens littéral et le suppose.
A son tour, le sens spirituel se divise en trois sens distincts. En effet, dit l'Apôtre (He 7, 19), la loi ancienne est une figure de la loi nouvelle, et la loi nouvelle elle-même, ajoute Denys, est une figure de la gloire à venir; en outre, dans la loi nouvelle, ce qui a lieu dans le chef est le signe de ce que nous-mêmes devons faire. Donc, lorsque les réalités de la loi ancienne signifient celles de la loi nouvelle, on a le sens allégorique; quand les choses réalisées dans le Christ, ou dans ce qui signifie le Christ, sont le signe de ce que nous devons faire, on a le sens moral; pour autant, enfin que ces mêmes choses signifient ce qui existe dans la gloire éternelle, on a le sens anagogique.
Comme, d'autre part, le sens littéral est celui que l'auteur entend signifier, et comme l'auteur de l'Écriture sainte est Dieu, qui comprend simultanément toutes choses dans la simple saisie de son intelligence, il n'y a pas d'obstacle à dire, à la suite de S. Augustin, que selon le sens littéral, même dans une seule "lettre" de l'Écriture, il y a plusieurs sens.
Solutions:
1. La multiplicité des sens en question ne crée pas d'équivoque, ni aucune espèce de multiplicité de ce genre. En effet, d'après ce qui a été dit, ces sens ne se multiplient pas pour cette raison qu'un seul mot signifierait plusieurs choses, mais parce que les réalités elles-mêmes, signifiées par les mots, peuvent être signes d'autres réalités. Il n'y aura pas non plus de confusion dans l'Écriture, car tous les sens sont fondés sur l'unique sens littéral, et l'on ne pourra argumenter qu'à partir de lui, à l'exclusion des sens allégoriques, ainsi que l'observe S. Augustin contre le donatiste Vincent. Rien cependant ne sera perdu de l'Ecriture sainte, car rien de nécessaire à la foi n'est contenu dans le sens spirituel sans que l'Écriture nous le livre clairement ailleurs, par le sens littéral.
2. Trois des sens énumérés ici par S. Augustin se rapportent au seul sens littéral: l'histoire, l'étiologie et l'analogie. Il y a histoire, explique S. Augustin, lorsqu'une chose est exposée pour elle-même. Il y a étiologie quand la cause de ce dont on parle est indiquée: ainsi lorsque le Seigneur explique pourquoi Moïse donna licence aux Juifs de répudier leurs épouses, c'est-à-dire en raison de la dureté de leur coeur (Mt 19, 8). Il y a analogie enfin quand on fait voir que la vérité d'un passage de l'Écriture n'est pas opposée à la vérité d'un autre passage. Reste l'allégorie qui, à elle seule, dans l'énumération de S. Augustin, tient la place des trois sens spirituels. Hugues de Saint-Victor range lui aussi le sens anagogique sous le sens allégorique; retenant ainsi, dans son troisième livre des Sentences, trois sens seulement: le sens historique, le sens allégorique et le sens tropologique.
3. Le sens parabolique est inclus dans le sens littéral; car par les mots on peut signifier quelque chose au sens propre, et quelque chose au sens figuré; et, dans ce cas, le sens littéral ne désigne pas la figure elle-même, mais ce qu'elle représente. Quand, en effet, l'Écriture parle du bras de Dieu, le sens littéral n'est pas qu'il y ait en Dieu un bras corporel, mais ce qui est signifié par ce membre, à savoir une puissance active. Cela montre bien que, dans le sens littéral de l'Écriture, il ne peut jamais y avoir de fausseté.
L'objet principal de la doctrine sacrée est de transmettre la connaissance de Dieu, non pas seulement ce qu'il est en lui-même, mais aussi selon qu'il est le principe et la fin de toutes choses, spécialement de la créature raisonnable comme on l'a montré dans ce qui précède. Nous devrons donc, ayant à exposer cette doctrine, traiter 1° de Dieu (première partie); 2° du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu (deuxième partie); 3° du Christ, qui, comme homme, est pour nous la voie qui mène à Dieu (troisième partie).
Notre étude de Dieu comprendra trois sections. Nous considérerons 1° ce qui concerne l'essence divine (Q. 2-26); 2° ce qui concerne la distinction des Personnes (Q. 27-43); 3° ce qui concerne la manière dont les créatures procèdent de Dieu (Q. 44-119).
Touchant l'essence divine, il y a lieu de se demander 1° si Dieu existe; 2° comment il est, ou plutôt comment il n'est pas (Q. 3-13); 3° il faudra étudier en outre ce qui concerne son opération, à savoir sa science, sa volonté et sa puissance (Q. 14-26).
1. L'existence de Dieu est-elle évidente par elle-même? 2. Est-elle démontrable? 3. Dieu existe-t-il?
Objections:
1. Nous disons évident ce dont la connaissance est en nous naturellement, comme c'est le cas des premiers principes. Or, dit Jean Damascène au début de son livre, "la connaissance de l'existence de Dieu est naturellement infuse dans tout être". Il y a donc là une évidence.
2. On déclare encore évidentes les propositions dont la vérité apparaît dès que les termes en sont connus, comme le Philosophe le dit des premiers principes de la démonstration dans ses Derniers Analytiques. Dès qu'on sait, par exemple, ce que sont le tout et la partie, on sait que le tout est toujours plus grand que sa partie. Or, dès qu'on a compris ce que signifie ce mot: Dieu, aussitôt on sait que Dieu existe. En effet, ce mot signifie un être tel qu'on ne peut en concevoir de plus grand; or, ce qui existe à la fois dans la réalité et dans l'esprit est plus grand que ce qui existe uniquement dans l'esprit. Donc, puisque, le mot étant compris, Dieu est dans l'esprit, on sait du même coup qu'il est dans la réalité. L'existence de Dieu est donc évidente.
3. Il est évident que la vérité existe, car celui qui nie que la vérité existe concède par le fait même qu'elle existe; car si la vérité n'existe pas, ceci du moins est vrai: que la vérité n'existe pas. Or, si quelque chose est vrai, la vérité existe. Or Dieu est la vérité même, selon ce que dit Jésus en Jean (14, 6): "Je suis la voie, la vérité et la vie." Donc l'existence de Dieu est évidente.
Cependant:
personne ne peut penser l'opposé d'une vérité évidente, comme le prouve le Philosophe en ce qui concerne les premiers principes de la démonstration. Or, on peut penser le contraire de cette proposition: Dieu existe, puisque, d'après le psaume (53, 1), "L'insensé a dit dans son coeur: il n'y a pas de Dieu." Donc l'existence de Dieu n'est pas évidente par elle-même.
Conclusion:
Une chose peut être évidente de deux façons: soit en elle-même, mais non pas pour nous; soit à la fois en elle-même et pour nous. En effet, une proposition est évidente par elle-même du fait que le prédicat y est inclus dans l'idée du sujet, comme lorsqu'on dit: L'homme est un animal; car l'animalité fait partie de l'idée d'homme. Si donc la définition du sujet et celle du prédicat sont connues de tous, cette proposition sera évidente pour tous. C'est ce qui a lieu pour les premiers principes de la démonstration, dont les termes sont trop généraux pour que personne puisse les ignorer, comme être et non-être, tout et partie, etc. Mais s'il arrive chez quelqu'un que la définition du prédicat et celle du sujet soient ignorées, la proposition sera évidente de soi; mais non pour ceux qui ignorent le sujet et le prédicat de la proposition. C'est pour cette raison, dit Boèce, qu'il y a des conceptions communes de l'esprit qui sont évidentes seulement pour ceux qui savent, comme celle-ci: les choses immatérielles n'ont pas de lieu.
Je dis donc que cette proposition: Dieu existe, est évidente de soi, car le prédicat y est identique au sujet; Dieu, en effet, est son être même, comme on le verra plus loin. Mais comme nous ne connaissons pas l'essence de Dieu, cette proposition n'est pas évidente pour nous; elle a besoin d'être démontrée par ce qui est mieux connu de nous, même si cela est, par nature, moins connu, à savoir par les oeuvres de Dieu.
Solutions:
1. Nous avons naturellement quelque connaissance générale et confuse de l'existence de Dieu, à savoir en tant que Dieu est la béatitude de l'homme; car l'homme désire naturellement la béatitude, et ce que naturellement il désire, naturellement aussi il le connaît. Mais ce n'est pas là vraiment connaître que Dieu existe, pas plus que connaître que quelqu'un vient n'est connaître Pierre, même si c'est Pierre qui vient. En effet, beaucoup estiment que la béatitude, ce bien parfait de l'homme, consiste dans les richesses, d'autres dans les plaisirs, d'autres dans quelque autre chose.
2. Il n'est pas sûr que tout homme qui entend prononcer ce mot: Dieu, l'entende d'un être tel qu'on ne puisse pas en concevoir de plus grand, puisque certains ont cru que Dieu est un corps. Mais admettons que tous donnent au mot Dieu la signification qu'on prétend, à savoir celle d'un être tel qu'on n'en puisse concevoir de plus grand: il s'ensuit que chacun pense nécessairement qu'un tel être est dans l'esprit comme appréhendé, mais nullement qu'il existe dans la réalité. Pour pouvoir tirer de là que l'être en question existe réellement, il faudrait supposer qu'il existe en réalité un être tel qu'on ne puisse pas en concevoir de plus grand, ce que refusent précisément ceux qui nient l'existence de Dieu.
3. Que la vérité soit, en général, cela est évident; mais que la vérité première soit, c'est ce qui n'est pas évident pour nous.
Objections:
1. L'existence de Dieu est un article de foi; mais les articles de foi ne se démontrent pas; car la démonstration engendre la science, mais l'objet de la foi est ce dont la vérité n'apparaît pas, selon l'épître aux Hébreux (11, 1).
2. Le moyen terme d'une démonstration est la définition du sujet, qui fait connaître ce qu'il est. Or, ce Dieu, nous ne pouvons pas savoir ce qu'il est, mais seulement ce qu'il n'est pas, dit le Damascène. Donc nous ne pouvons pas démontrer Dieu.
3. Si l'on pouvait démonter Dieu, ce ne pourrait être que par ses oeuvres; or les oeuvres de Dieu ne lui sont pas proportionnelles. Elles sont finies, lui-même est infini; et il n'y a pas de proportion entre le fini et l'infini. En conséquence, comme on ne peut démontrer une cause par un effet hors de proportion avec elle, il semble qu'on ne puisse pas démontrer l'existence de Dieu.
Cependant:
l'Apôtre dit (Rm 1, 20): "Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l'intelligence par le moyen de ses oeuvres." Mais cela ne serait pas si, par ses oeuvres, on ne pouvait démontrer l'existence même de Dieu; car la première chose à connaître au sujet d'un être, c'est qu'il existe.
Conclusion:
Il y a deux sortes de démonstrations: l'une par la cause, que l'on nomme propter quid; elle part de ce qui est antérieur, en réalité, par rapport à ce qui est démontré. L'autre, par les effets, que l'on nomme démonstration quia; elle part de ce qui n'est premier que dans l'ordre de notre connaissance. C'est pourquoi, toutes les fois qu'un effet nous est plus manifeste que sa cause, nous recourons à lui pour connaître la cause. Or, de tout effet, on peut démontrer que sa cause propre existe, si du moins les effets de cette cause sont plus connus pour nous qu'elle-même; car, les effets dépendant de la cause, dès que l'existence de l'effet est établie, il suit nécessairement que la cause préexiste. Donc, si l'existence de Dieu n'est pas évidente à notre égard, elle peut être démontrée par ses effets connus de nous.
Solutions:
1. L'existence de Dieu et les autres vérités concernant Dieu, que la raison naturelle peut connaître, comme dit l'Apôtre (Rm 1, 19), ne sont pas des articles de foi, mais des vérités préliminaires qui nous y acheminent. En effet, la foi présuppose la connaissance naturelle, comme la grâce présuppose la nature, et la perfection le perfectible. Toutefois, rien n'empêche que ce qui est, de soi, objet de démonstration et de science ne soit reçu comme objet de foi par celui qui ne peut saisir la démonstration.
2. Quand on démontre une cause par son effet, il est nécessaire d'employer l'effet, au lieu de la définition de la cause, pour prouver l'existence de celle-ci. Et cela se vérifie principalement lorsqu'il s'agit de Dieu. En effet, pour prouver qu'une chose existe, on doit prendre comme moyen non sa définition, mais la signification qu'on lui donne car, avant de se demander ce qu'est une chose, on doit se demander si elle existe. Or, les noms de Dieu lui sont donnés d'après ses effets, comme nous le montrerons; donc, ayant à démontrer Dieu par ses effets, nous pouvons prendre comme moyen terme ce que signifie ce nom: Dieu.
3. Par des effets disproportionnés à leur cause, on ne peut obtenir de cette cause une connaissance parfaite; mais, comme nous l'avons dit, il suffit d'un effet quelconque pour démontrer manifestement que cette cause existe. Ainsi, en partant des oeuvres de Dieu, on peut démontrer l'existence de Dieu, bien que par elles nous ne puissions pas le connaître parfaitement quant à son essence.
ARTICLE 3: Dieu existe-t-il?
Objections:
1. De deux contraires, si l'un est infini, l'autre est totalement aboli. Or, quand on prononce le mot Dieu, on l'entend d'un bien infini. Donc, si Dieu existait, il n'y aurait plus de mal. Or l'on trouve du mal dans le monde. Donc Dieu n'existe pas.
2. Ce qui peut être accompli par des principes en petit nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux. Or, il semble bien que tous les phénomènes observés dans le monde puissent s'accomplir par d'autres principes, si l'on suppose que Dieu n'existe pas; car ce qui est naturel a pour principe la nature, et ce qui est libre a pour principe la raison humaine ou la volonté. Il n'y a donc nulle nécessité de supposer que Dieu existe.
Cependant:
Dieu lui-même dit (Ex 3, 14): "Je suis Celui qui suis."
Conclusion:
Que Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver.
La première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évident, nos sens nous l'attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. En effet, rien ne se meut qu'autant qu'il est en puissance par rapport au terme de son mouvement, tandis qu'au contraire, ce qui meut le fait pour autant qu'il est en acte; car mouvoir, c'est faire passer de la puissance à l'acte, et rien ne peut être amené à l'acte autrement que par un être en acte, comme un corps chaud en acte, tel le feu, rend chaud en acte le bois qui était auparavant chaud en puissance, et par là il le meut et l'altère. Or il n'est pas possible que le même être, envisagé sous le même rapport, soit à la fois en acte et en puissance; il ne le peut que sous des rapports divers; par exemple, ce qui est chaud en acte ne peut pas être en même temps chaud en puissance; mais il est, en même temps, froid en puissance. Il est donc impossible que sous le même rapport et de la même manière quelque chose soit à la fois mouvant et mû, c'est-à-dire qu'il se meuve lui-même. Il faut donc que tout ce qui se meut soit mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est mue elle-même, il faut qu'elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre encore. Or, on ne peut ainsi continuer à l'infini, car dans ce cas il n'y aurait pas de moteur premier, et il s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas non plus d'autres moteurs, car les moteurs seconds ne meuvent que selon qu'ils sont mûs par le moteur premier, comme le bâton ne meut que s'il est mû par la main. Donc il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout le monde comprend que c'est Dieu.
La seconde voie part de la notion de cause efficiente. Nous constatons, à observer les choses sensibles, qu'il y a un ordre entre les causes efficientes; mais ce qui ne se trouve pas et qui n'est pas possible, c'est qu'une chose soit la cause efficiente d'elle-même, ce qui la supposerait antérieure à elle-même, chose impossible. Or, il n'est pas possible non plus qu'on remonte à l'infini dans les causes efficientes; car, parmi toutes les causes efficientes ordonnées entre elles, la première est cause des intermédiaires et les intermédiaires sont causes du dernier terme, que ces intermédiaires soient nombreux ou qu'il n'y en ait qu'un seul. D'autre part, supprimez la cause, vous supprimez aussi l'effet. Donc, s'il n'y a pas de premier, dans l'ordre des causes efficientes, il n'y aura ni dernier ni intermédiaire. Mais si l'on devait monter à l'infini dans la série des causes efficientes, il n'y aurait pas de cause première; en conséquence, il n'y aurait ni effet dernier, ni cause efficiente intermédiaire, ce qui est évidemment faux. Il faut donc nécessairement affirmer qu'il existe une cause efficiente première, que tous appellent Dieu.
La troisième voie se prend du possible et du nécessaire, et la voici. Parmi les choses, nous en trouvons qui peuvent être et ne pas être la preuve, c'est que certaines choses naissent et disparaissent, et par conséquent ont la possibilité d'exister et de ne pas exister. Mais il est impossible que tout ce qui est de telle nature existe toujours; car ce qui peut ne pas exister n'existe pas à un certain moment. Si donc tout peut ne pas exister, à un moment donné, rien n'a existé. Or, si c'était vrai, maintenant encore rien n'existerait; car ce qui n'existe pas ne commence à exister que par quelque chose qui existe. Donc, s'il n'y a eu aucun être, il a été impossible que rien commençât d'exister, et ainsi, aujourd'hui, il n'y aurait rien, ce qu'on voit être faux. Donc, tous les êtres ne sont pas seulement possibles, et il y a du nécessaire dans les choses. Or, tout ce qui est nécessaire, ou bien tire sa nécessité d'ailleurs, ou bien non. Et il n'est pas possible d'aller à l'infini dans la série des nécessaires ayant une cause de leur nécessité, pas plus que pour les causes efficientes, comme on vient de le prouver. On est donc contraint d'affirmer l'existence d'un Être nécessaire par lui-même, qui ne tire pas d'ailleurs sa nécessité, mais qui est cause de la nécessité que l'on trouve hors de lui, et que tous appellent Dieu.
La quatrième voie procède des degrés que l'on trouve dans les choses. On voit en effet dans les choses du plus ou moins bon, du plus ou moins vrai, du plus ou moins noble, etc. Or, une qualité est attribuée en plus ou en moins à des choses diverses selon leur proximité différente à l'égard de la chose en laquelle cette qualité est réalisée au suprême degré; par exemple, on dira plus chaud ce qui se rapproche davantage de ce qui est superlativement chaud. Il y a donc quelque chose qui est souverainement vrai, souverainement bon, souverainement noble, et par conséquent aussi souverainement être, car, comme le fait voir Aristote dans la Métaphysique, le plus haut degré du vrai coïncide avec le plus haut degré de l'être. D'autre part, ce qui est au sommet de la perfection dans un genre donné, est cause de cette même perfection en tous ceux qui appartiennent à ce genre: ainsi le feu, qui est superlativement chaud, est cause de la chaleur de tout ce qui est chaud, comme il est dit au même livre. Il y a donc un être qui est, pour tous les êtres, cause d'être, de bonté et de toute perfection. C'est lui que nous appelons Dieu.
La cinquième voie est tirée du gouvernement des choses. Nous voyons que des êtres privés de connaissance, comme les corps naturels, agissent en vue d'une fin, ce qui nous est manifesté par le fait que, toujours ou le plus souvent, ils agissent de la même manière, de façon à réaliser le meilleur; il est donc clair que ce n'est pas par hasard, mais en vertu d'une intention qu'ils parviennent à leur fin. Or, ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être connaissant et intelligent, comme la flèche par l'archer. Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c'est lui que nous appelons Dieu.
Solutions:
1. A l'objection du mal, S. Augustin répond: "Dieu, souverainement bon, ne permettrait aucunement que quelque mal s'introduise dans ses oeuvres, s'il n'était tellement puissant et bon que du mal même il puisse faire du bien." C'est donc à l'infinie bonté de Dieu que se rattache sa volonté de permettre des maux pour en tirer des biens.
2. Puisque la nature ne peut agir en vue d'une fin déterminée que si elle est dirigée par un agent supérieur, on doit nécessairement faire remonter jusqu'à Dieu, première cause, cela même que la nature réalise. Et de la même manière, les effets d'une libre décision humaine doivent être rapportés au-delà de la raison ou de la volonté humaine, à une cause plus élevée; car ils sont variables et faillibles, et tout ce qui est variable, tout ce qui peut faillir, doit dépendre d'un principe immobile et nécessaire par lui-même, comme on vient de le montrer.
Lorsqu'on sait de quelque chose qu'il est, il reste à se demander comment il est, afin de savoir ce qu'il est. Mais comme nous ne pouvons savoir de Dieu que ce qu'il n'est pas, non ce qu'il est, nous n'avons pas à considérer comment il est, mais plutôt comment il n'est pas.
Il faut donc examiner 1° comment il n'est pas; 2° comment il est connu de nous; 3° comment il est nommé.
On peut montrer comment Dieu n'est pas, en écartant de lui ce qui ne saurait lui convenir, comme d'être composé, d'être en mouvement etc. Il faut donc s'enquérir 1° de la simplicité de Dieu (Q. 3), par laquelle nous excluons de lui toute composition. Mais parce que, dans les choses corporelles, les choses simples sont les moins parfaites et font partie des autres, nous traiterons 2° de sa perfection (Q. 4-6); 3° de son infinité (Q. 7-8); 4° de son immutabilité (Q. 9-10); 5° de son unité (Q. 11)
QUESTION 3: LA SIMPLICITÉ DE DIEU
1. Dieu est-il un corps, c'est-à-dire: y a-t-il en lui composition de parties quantitatives? 2. Y a-t-il en lui composition de matière et de forme? 3. Composition d'essence ou de nature, et de sujet? 4. Composition de l'essence et de l'existence? 5. Composition de genre et de différence? 6. Composition de sujet et d'accident? 7. Dieu est-il composé de quelque manière, ou absolument simple? 8. Dieu entre-t-il en composition avec les autres choses?
ARTICLE 1: Dieu est-il un corps, c'est-à-dire: y a-t-il en lui composition de parties quantitatives?
Objections:
1. Un corps est ce qui a trois dimensions. Mais la Sainte Écriture attribue à Dieu trois dimensions, car on lit dans Job (11, 8): "Le Tout-Puissant est plus haut que le ciel, que feras-tu? Plus profond que le séjour des morts, qu'en sauras-tu? plus long que la terre à mesurer et plus large que la mer." 2. Tout être doté de figure est un corps, puisque la figure est la qualité affectant la quantité. Mais Dieu semble avoir une figure, selon la Genèse (1, 26): "Faisons l'homme à notre image et ressemblance"; car la figure est appelée une image selon la lettre aux Hébreux (1, 3): le Fils "est le resplendissement de sa gloire, et la figure c'est-à-dire l'image de sa substance".
3. Tout ce qui a des membres est un corps. Mais l'Écriture attribue toujours des membres à Dieu: "As-tu un bras comme Dieu?" (Jb 40, 9). "Les yeux du Seigneur sont fixés sur les justes" (Ps 34, 16). "La droite du Seigneur a montré sa force" (Ps 118, 16).
4. On ne parle de position que pour un corps. Or, l'Écriture attribue à Dieu des positions: "J'ai vu le Seigneur assis..." (Is 6, 1). "Le Seigneur s'est levé pour juger" (Is 3, 13).
5. Rien ne peut être le terme local d'un départ ou d'une arrivée s'il n'est un corps ou quelque chose de corporel. Mais l'Écriture présente Dieu comme un terme local d'arrivée: "Approchez de lui et vous recevrez sa lumière" (Ps 34, 6), ou de départ: "Ceux qui se détournent de toi seront inscrits dans la terre" (Jr 17, 13).
Cependant:
S. Jean (4, 24) écrit: "Dieu est esprit."
Conclusion:
Il faut dire sans aucune réserve que Dieu n'est pas un corps. On peut le démontrer de trois manières:
1. Aucun corps ne meut sans être mû lui-même, comme l'enseigne une expérience universelle; or, on a fait voir plus haut que Dieu est le premier moteur immobile; il est donc manifeste qu'il n'est pas un corps.
2. L'être premier doit nécessairement être en acte et d'aucune manière en puissance. Sans doute, si l'on considère un seul et même être qui passe de la puissance à l'acte, la puissance existe avant l'acte; cependant, absolument parlant, c'est l'acte qui est antérieur à la puissance, puisque l'être en puissance n'est amené à l'acte que par un être en acte. Or, on a montré plus haut que Dieu est l'être premier. Il est donc impossible qu'en Dieu il y ait rien en puissance. Or tout corps est en puissance, car le continu, en tant que tel, est divisible à l'infini. Il est donc impossible que Dieu soit un corps.
3. Dieu est, comme on l'a dit, ce qu'il y a de plus noble parmi les êtres. Mais il est impossible qu'un corps soit le plus noble des êtres. Car un corps est vivant ou il ne l'est pas; le vivant est manifestement plus noble que ce qui n'a point de vie. D'autre part, le corps vivant ne vit pas précisément en tant que corps, car alors tout corps vivrait; il faut donc qu'il vive par quelque chose d'autre, comme notre corps vit par l'âme. Or, ce par quoi vit le corps est plus noble que le corps. Il est donc impossible que Dieu soit un corps.
Solutions:
1. Comme on l'a dit plus haut, la Sainte Écriture nous livre les choses divines et spirituelles sous le voile de similitudes empruntées aux choses corporelles. Aussi, lorsqu'elle attribue à Dieu les trois dimensions, elle désigne, sous la similitude d'une quantité corporelle, la quantité de sa puissance. Ainsi la profondeur symbolise la puissance de connaître les choses cachées; la hauteur, la supériorité de sa puissance; la longueur, la durée de son existence; la largeur, l'efficacité de son amour pour toutes choses. Ou encore, selon Denys: "La profondeur de Dieu signifie l'incompréhensibilité de son essence; sa longueur, l'extension de sa vertu, qui pénètre toutes choses; sa largeur, l'amplitude universelle de cette vertu, en tant que tout est enveloppé par sa protection." 2. On dit que l'homme est créé à l'image de Dieu non pas selon son corps, mais selon sa supériorité sur les autres animaux. Aussi, après la parole: "Faisons l'homme à notre image et ressemblance", la Genèse ajoute-t-elle: "pour qu'il domine sur tous les poissons de la mer..." Or, l'homme est supérieur aux autres animaux par la raison et l'intelligence. C'est donc selon l'intelligence et la raison, qui sont incorporelles, que l'homme est à l'image de Dieu.
3. Dans l'Écriture, des membres sont attribués à Dieu en raison de leur action, selon une certaine similitude. Ainsi, l'acte de l'oeil est de voir: aussi attribue-t-on des yeux à Dieu pour signifier sa capacité de voir par l'intelligence, non par les sens. Et de même pour les autres membres.
4. Des positions ne sont attribuées à Dieu que par métaphore: on dit qu'il est assis à cause de son immutabilité et de son autorité; et debout à cause de sa force pour vaincre tous ses adversaires.
5. On ne s'approche pas de Dieu par une démarche corporelle, puisqu'il est partout, mais par les sentiments de l'âme, et l'on s'éloigne de lui de la même façon. Ainsi l'approche ou l'éloignement, sous la similitude du mouvement local, désigne une démarche spirituelle.


ARTICLE 2: Y a-t-il en Dieu composition de matière et de forme?
Objections:
1. Tout ce qui a une âme est composé de matière et de forme, puisque l'âme est la forme du corps. Mais l'Écriture attribue à Dieu une âme, puisque l'épître aux Hébreux (10, 38) cite cette parole en la mettant dans sa bouche: "Mon juste vivra par la foi; et s'il se dérobe, mon âme ne se complaira pas en lui." 2. La colère, la joie, etc. sont des passions d'un être composé de corps et d'âme, dit Aristote. Mais ces sentiments sont attribués à Dieu par l'Écriture, par exemple au Psaume (106, 40): "Le Seigneur s'est enflammé de colère contre son peuple." 3. C'est la matière qui est principe d'individuation. Or, Dieu est un être individuel. S'il ne l'était pas, on pourrait attribuer sa nature à plusieurs êtres. Donc il est composé de matière et de forme.
Cependant:
tout composé de matière et de forme est un corps; car l'étendue est le premier attribut que revêt la matière. Or, on vient de montrer que Dieu n'est pas un corps: donc il n'est pas composé de matière et de forme.
Conclusion:
Il est impossible qu'il y ait en Dieu aucune matière. 1. Parce que la matière est de l'être en puissance, et il a été démontré que Dieu est acte pur, n'ayant en lui rien de potentiel. Il est donc impossible qu'il y ait en lui composition de matière et de forme.
2. Un composé de matière et de forme n'a de perfection et de bonté qu'en raison de sa forme; il n'est donc bon que d'une façon participée, selon que sa matière participe de la forme. Or, le bien premier et optimal, Dieu, ne peut pas être bon de façon participée; car il est bon par essence et ce qui est bon par essence est premier à l'égard de ce qui est bon en raison d'une participation.
3. Tout agent agit en raison de sa forme: il y a donc stricte corrélation entre ce que la forme est pour lui et la manière dont il est agent. Il s'ensuit que ce qui est l'agent premier et par soi est aussi forme premièrement et par soi. Or, Dieu est le premier agent, étant la première cause efficiente, on l'a vu. Il est donc forme selon toute son essence, et non pas composé de matière et de forme.
Solutions:
1. On attribue une âme à Dieu en raison d'une ressemblance entre l'acte de Dieu et le nôtre. Si, en effet, nous voulons quelque chose, cela vient de notre âme. On dit alors que l'âme de Dieu se complaît en quelque chose, pour dire que sa volonté s'y complaît.
2. La colère et les passions semblables sont attribuées à Dieu pour une ressemblance entre les effets: du fait qu'un homme en colère est porté à châtier, on appelle colère, par métaphore, le châtiment divin.
3. Il est vrai que les formes susceptibles d'être reçues dans une matière sont individuées par cette matière, laquelle ne peut être subjectée en rien d'autre, étant elle-même le premier sujet; la forme, au contraire, en ce qui la concerne, et sauf empêchement venu d'ailleurs, peut être reçue en plusieurs sujets. Au contraire, la forme qui n'est pas faite pour être reçue dans une matière, étant subsistante par là-même qu'elle ne peut être reçue en un autre qu'elle-même: ainsi en est-il de Dieu. De ce que Dieu est individué, il ne suit donc nullement qu'il aurait une matière.


ARTICLE 3: Y a-t-il en Dieu composition d'essence ou de nature, et de sujet?
Objections:
1. Il semble que Dieu ne s'identifie pas avec son essence ou sa nature. Car rien n'est à proprement parler en soi-même; or, on dit, de l'essence ou nature de Dieu, qui est la déité, qu'elle est en Dieu: elle est donc distincte de lui.
2. L'effet ressemble à sa cause; car tout agent assimile à lui son effet. Or, dans les choses créées, le suppôt n'est pas identique à sa nature; ainsi l'homme n'est pas identique à son humanité. Donc, Dieu non plus n'est pas identique à sa déité.
Cependant:
il est dit de Dieu qu'il est la vie, et non pas seulement qu'il est vivant, comme on le voit en S. Jean (14, 6): "Je suis la voie, la vérité et la vie." Or la déité est dans le même rapport avec Dieu que la vie avec le vivant. Donc Dieu est la déité elle-même.
Conclusion:
Dieu est identique à son essence ou nature. Pour le comprendre, il faut savoir que dans les choses composées de matière et de forme, il y a nécessairement distinction entre la nature ou essence d'une part, et le suppôt de l'autre. En effet, la nature ou essence comprend seulement ce qui est contenu dans la définition de l'espèce; ainsi l'humanité comprend seulement ce qui est inclus dans la définition de l'homme, car c'est par cela même que l'homme est homme, et c'est cela que signifie le mot humanité: à savoir ce par quoi l'homme est homme. Mais la matière individuelle, comprenant tous les accidents qui l'individualisent, n'entre pas dans la définition de l'espèce; car on ne peut introduire dans la définition de l'homme cette chair, ces os, la blancheur, la noirceur, etc.; donc, cette chair, ces os et les accidents qui circonscrivent cette matière ne sont pas compris dans l'humanité, et cependant ils appartiennent à cet homme-ci. Il s'ensuit que l'individu humain a en soi quelque chose que n'a pas l'humanité. En raison de cela, l'humanité ne dit pas le tout d'un homme, mais seulement sa partie formelle, car les éléments de la définition se présentent comme informant la matière, d'où provient l'individuation.
Mais dans les êtres qui ne sont pas composés de matière et de forme, qui ne tirent pas leur individuation d'une matière individuelle, à savoir telle matière, mais où les formes sont individualisées par elles-mêmes, les formes doivent être elles-mêmes les suppôts subsistants, de sorte que là le suppôt ne se distingue pas de la nature. Ainsi, puisque Dieu n'est pas composé de matière et de forme, comme nous l'avons montré, on doit conclure nécessairement que Dieu est sa déité, sa vie, et quoi que ce soit d'autre qu'on affirme ainsi de lui.
Solutions:
1. Nous ne pouvons parler des choses simples qu'à la manière des choses composées d'où nous tirons notre connaissance. C'est pourquoi, parlant de Dieu et voulant le signifier comme subsistant, nous employons des termes concrets, parce que notre expérience ne nous montre comme subsistants que des êtres composés; quand, au contraire, nous voulons exprimer sa simplicité, nous employons des termes abstraits. Donc, si l'on dit que la déité ou la vie, ou quoi que ce soit de pareil, est en Dieu, ces expressions se rapportent non à une diversité dans le réel, en Dieu, mais à une diversité des représentations du réel dans notre esprit.
2. Les effets de Dieu lui sont assimilés, non pas parfaitement, mais dans la mesure du possible; et c'est cette imperfection dans la ressemblance qui explique que ce qui est (en Dieu) simple et un ne peut être reproduit que par une multiplicité. c'est ainsi que, dans les effets, intervient la composition d'où il provient que le suppôt, en eux, n'est pas identique à la nature.


ARTICLE 4: Y a-t-il en Dieu composition de l'essence et de l'existence?
Objections:
1. Il semble qu'en Dieu essence et existence ne soient pas identiques; car si cela était, rien ne s'ajouterait à l'être divin. Mais l'être sans aucune addition, c'est l'être en général, qu'on attribue à tout ce qui est. Dieu ne serait donc que l'être en général, commun à tous les êtres, et c'est à quoi s'opposent ces paroles de la Sagesse (14, 21): "Ils ont donné à la pierre et au bois le nom incommunicable." 2. Au sujet de Dieu, nous pouvons savoir qu'il est, comme nous l'avons dit. Mais nous ne pouvons savoir ce qu'il est. C'est donc qu'on doit distinguer en lui d'une part son existence, de l'autre ce qu'il est: son essence, sa nature.
Cependant:
S. Hilaire écrit: "L'être n'est pas en Dieu quelque chose de surajouté, mais vérité subsistante." Donc ce qui subsiste en Dieu, c'est son être.
Conclusion:
Il ne suffit pas de dire que Dieu est identique à son essence, comme nous venons de le montrer; il faut ajouter qu'il est identique à son être, ce qui peut se prouver de maintes manières.
1. Ce que l'on trouve dans un étant, outre son essence, est nécessairement causé, soit qu'il résulte des principes mêmes constitutifs de l'essence, comme les attributs propres de l'espèce: ainsi le rire appartient à l'homme en raison des principes essentiels de son espèce; soit qu'il vienne de l'extérieur, comme la chaleur de l'eau est causée par le feu. Donc, si l'existence même d'une chose est autre que son essence, elle est causée nécessairement soit par un agent extérieur, soit par les principes essentiels de cette chose. Mais il est impossible, lorsqu'il s'agit de l'existence, qu'on la dise causée par les seuls principes essentiels de la chose, car aucune chose n'est capable de se donner l'existence, si cette existence dépend d'une cause. Il faut donc que l'étant dont l'existence est autre que son essence, reçoive son existence d'un autre étant. Or cela ne peut se dire de Dieu, puisque ce que nous nommons Dieu, est la cause efficiente première. Il est donc impossible que l'existence soit autre que l'essence.
2. L'existence est l'actualité de toute forme ou nature; en effet, dire que la bonté ou l'humanité, par exemple, est en acte, c'est dire qu'elle existe. Il faut donc que l'existence soit à l'égard de l'essence, lorsque celle-ci en est distincte, ce que l'acte est à la puissance. Et comme en Dieu rien n'est potentiel, ainsi qu'on la montré, il s'ensuit qu'en lui l'essence n'est pas autre chose que son existence. Son essence est donc son existence.
3. De même que ce qui est igné et n'est pas feu est igné par participation, ainsi ce qui a l'existence, et n'est pas l'existence est être par participation. Or Dieu est son essence même, ainsi qu'on l'a montré; donc, s'il n'est pas son existence même, il aura l'être par participation et non par essence, il ne sera donc pas le premier être, ce qui est absurde. Donc Dieu est son existence, et non pas seulement son essence.
Solutions:
1. Ce qu'on dit ici de l'être sans addition peut se comprendre en deux sens: ou bien l'être en question ne reçoit pas d'addition parce qu'il est de sa notion d'exclure toute addition: ainsi la notion de "bête" exclut l'addition de "raisonnable". Ou bien il ne reçoit pas d'addition parce que sa notion ne comporte pas d'addition comme l'animal en général est sans raison en ce sens qu'il n'est pas dans sa notion d'avoir la raison; mais il n'est pas non plus dans sa notion de ne pas l'avoir. Dans le premier cas, l'être sans addition dont on parle est l'être divin; dans le second cas, c'est l'être en général ou commun.
2. "Être" se dit de deux façons: en un premier sens pour signifier l'acte d'exister, en un autre sens pour marquer le lien d'une proposition, oeuvre de l'âme joignant un prédicat à un sujet. Si l'on entend l'existence de la première façon, nous ne pouvons pas plus connaître l'être de Dieu que son essence. De la seconde manière seulement nous pouvons connaître l'être de Dieu: nous savons, en effet, que la proposition que nous construisons pour exprimer que Dieu est, est vraie et nous le savons à partir des effets de Dieu, ainsi que nous l'avons dit.


ARTICLE 5: Y a-t-il en Dieu composition de genre et de différence?
Objections:
1. Il semble bien que Dieu soit dans un genre. En effet, la substance est l'être subsistant par soi. Or cela convient souverainement à Dieu. Donc Dieu est dans le genre substance.
2. Chaque chose se mesure d'après une norme du même genre, comme les longueurs par une longueur, et les nombres par un nombre. Or, Dieu est la mesure suprême des substances, dit le Commentateur sur le livre X de la Métaphysique. Il appartient donc lui-même au genre substance.
Cependant:
pour l'esprit, le genre précède ce qui est contenu dans ce genre. Mais rien n'est antérieur à Dieu, ni dans la réalité, ni pour l'esprit. Dieu n'est donc pas un genre.
Conclusion:
Quelque chose peut appartenir à un genre de deux façons: absolument et en toute propriété de termes, comme l'espèce est contenue dans le genre; ou bien par réduction, comme les principes des choses ou les privations: ainsi le point et l'unité se ramènent au genre quantité parce qu'ils y jouent le rôle de principes; la cécité ou toute autre privation se ramènent au genre de ce dont ils sont le manque. Mais Dieu ne peut être dans un genre d'aucune de ces deux manières.
Qu'il ne puisse être espèce dans un genre, c'est ce qu'on peut démontrer de trois façons.
1. L'espèce se forme par genre et différence, et ce dont provient la différence constitutive de l'espèce joue toujours, à l'égard de ce dont le genre est tiré, le rôle de l'acte par rapport à la puissance. Ainsi ce terme: animal, se prend de la nature sensitive signifiée au concret; car cela est animal qui est de nature sensitive; cet autre terme: raisonnable, se prend de la nature intellectuelle, car on dit raisonnable ce qui est de nature intellectuelle. Or, l'intellectuel est avec le sensitif dans la relation de l'acte avec la puissance, et il en est de même en tout le reste. Comme en Dieu nulle puissance ne s'adjoint à l'acte, il est impossible que Dieu soit dans un genre à titre d'espèce.
2. L'existence de Dieu est son essence même, on vient de le montrer. Si Dieu était dans un genre, ce genre serait donc nécessairement le genre être, car le genre désigne l'essence, étant attribué essentiellement. Or, le Philosophe démontre, que l'être ne peut être le genre de rien. Tout genre, en effet, comporte des différences spécifiques qui n'appartiennent pas à l'essence de ce genre; or, il n'est aucune différence qui n'appartienne à l'être puisque le non-être ne saurait constituer une différence. Reste donc que Dieu ne rentre dans aucun genre.
3. Toutes les réalités appartenant à un même genre ont en commun la nature ou essence du genre, puisque celui-ci leur est attribué selon l'essence; mais elles diffèrent selon l'existence, car l'existence n'est pas la même, par exemple, de l'homme et du cheval, de tel homme et de tel autre homme. Il s'ensuit que dans tous les étants qui appartiennent à un genre, l'existence est autre que l'essence. Or, en Dieu, il n'y a pas cette altérité, comme on l'a montré. Dieu n'est donc pas une espèce dans un genre.
Cela montre qu'on ne peut assigner à Dieu ni genre ni différence; qu'il ne peut donc être défini, et qu'on ne peut démontrer de lui quoi que ce soit autrement que par ses effets; car toute définition s'établit par genre et différence, et le médium de la démonstration est la définition.
Quant à inclure Dieu dans un genre par réduction, au titre de principe, l'impossibilité en est manifeste. En effet, le principe qui se ramène à un genre ne s'étend pas au-delà de ce genre; ainsi le point n'est principe qu'à l'égard du continu, l'unité qu'à l'égard du nombre, etc. Or, Dieu est le principe de tout l'être, comme on le démontrera par la suite: il n'est donc pas contenu dans un genre à ce titre de principe.
Solutions:
1. Le terme de "substance" ne signifie pas seulement "être par soi", puisqu'il n'est pas possible que l'être soit un genre, on vient de le dire. Ce qu'il signifie, c'est l'essence à laquelle il appartient d'exister ainsi, à savoir par soi-même, sans pour autant que son existence s'identifie avec son essence. Il est donc manifeste que Dieu n'est pas dans le genre substance.
2. Cette objection se rapporte au cas d'une mesure proportionnée au mesuré; dans ce cas, en effet, la mesure doit être homogène au mesuré. Mais Dieu n'est pas une mesure proportionnée à quoi que ce soit. Si on le dit mesure de toutes choses, c'est en ce sens que chacune participe de l'être pour autant qu'elle approche de Dieu.


ARTICLE 6: Y a-t-il en Dieu composition de sujet et d'accident?
Objections:
1. Il semble qu'il y ait en Dieu des accidents; car, dit Aristote, une substance ne saurait être accident à l'égard d'une autre. Donc ce qui est un accident dans un sujet ne peut être substance dans un autre; ainsi prouve-t-on que la chaleur n'est pas la forme substantielle du feu, par le fait qu'elle est accident dans tout le reste. Or la sagesse, la puissance et d'autres attributs qui, en nous, sont accidentels sont attribués à Dieu; donc, en Dieu aussi ils sont des accidents.
2. Dans chaque genre de choses il y a un premier; or il y a de nombreux genres d'accidents. Donc, si le terme premier de chacun de ces genres n'est pas en Dieu, il y aura beaucoup de premiers hors de lui, ce qui ne convient pas.
Cependant:
tout accident est dans un sujet; or Dieu ne peut pas être un sujet, car une forme simple ne peut être un sujet, dit Boèce.
Conclusion:
Ce qui précède suffit à prouver qu'il ne peut pas y avoir d'accident en Dieu.
1. Parce que le sujet est à l'accident ce que la puissance est à l'acte. En effet, le sujet est actué par l'accident en quelque manière. Or, il faut exclure de Dieu toute potentialité, on a pu le voir.
2. Parce que Dieu est son être même; or, dit Boèce "ce qui est peut bien, par une nouvelle adjonction, être autre chose encore; mais l'être même ne comporte nulle adjonction"; par exemple ce qui est chaud peut bien avoir encore une qualité différente, il peut être blanc; mais la chaleur même ne peut avoir rien d'autre que la chaleur.
3. Parce que l'être qui a l'existence par soi précède ce qui n'existe que par accident. Donc, Dieu étant en toute rigueur le premier être, rien ne peut être en lui par accident. Même les accidents qui découlent par eux-mêmes de la nature du sujet (comme la faculté de rire est par soi un accident propre de l'homme) ne peuvent pas davantage être attribués à Dieu. Car ces accidents trouvent leur cause dans les principes du sujet; or, en Dieu, rien ne peut être causé, puisqu'il est la cause première. Il en résulte finalement qu'il n'y a aucun accident en Dieu.
Solutions:
1. La puissance et la sagesse ne se disent pas de Dieu et de nous univoquement, comme on l'expliquera plus loin. Il ne s'ensuit donc pas que ce qui est accident en nous le soit aussi en Dieu.
2. La substance ayant à l'égard des accidents une priorité d'être, les principes de ceux-ci se ramènent à ceux de la substance comme à quelque chose d'antérieur. Non que Dieu soit le premier dans le genre de la substance, car s'il est le premier, c'est en étant lui-même en dehors de tout genre et à l'égard de tout l'être.


ARTICLE 7: Dieu est-il composé de quelque manière, ou absolument simple?
Objections:
1. Il semble que Dieu ne soit pas absolument simple. En effet, les choses qui procèdent de Dieu lui ressemblent; ainsi du premier être dérivent tous les êtres, et du premier bien tous les biens. Or, parmi les choses que Dieu a faites, aucune n'est absolument simple. Donc Dieu n'est pas absolument simple.
2. Tout ce qui est le meilleur doit être attribué à Dieu. Or, chez nous, les choses complexes sont meilleures que les simples; ainsi les mixtes valent mieux que les éléments, et les éléments que leurs parties. Il ne faut donc pas dire que Dieu est absolument simple.
Cependant:
S. Augustin affirme que "Dieu est vraiment et souverainement simple".
Conclusion:
Que Dieu soit parfaitement simple, cela peut se prouver de plusieurs manières.
1. Tout d'abord en rappelant ce qui précède. Puisque Dieu n'est composé ni de parties quantitatives, n'étant pas un corps; ni de forme et de matière, puisqu'en lui le suppôt n'est pas autre que la nature, ni la nature n'est autre chose que son existence; puisqu'il n'y a en lui composition ni de genre et de différence, ni de sujet et d'attribut, il est manifeste que Dieu n'est composé d'aucune manière, mais qu'il est absolument simple.
2. Tout composé est postérieur à ses composants et dans leur dépendance; or, Dieu est l'être premier, comme on l'a fait voir.
3. Tout composé a une cause; car des choses de soi diverses ne constituent un seul être que par une cause unifiante. Or, Dieu n'a pas de cause, ainsi qu'on l'a vu, étant première cause efficiente.
4. Dans tout composé il faut qu'il y ait puissance et acte, ce qui n'est pas en Dieu. En effet, dans le composé, ou bien une partie est acte à l'égard de l'autre, ou du moins les parties sont toutes comme en puissance à l'égard du tout.
5. Un composé n'est jamais identique à aucune de ses parties. Cela est bien manifeste dans les touts formés de parties dissemblables: nulle partie de l'homme n'est l'homme, et nulle partie du pied n'est le pied. Quant il s'agit de touts homogènes, il est bien vrai que telle chose est dite aussi bien du tout et des parties, et par exemple une partie d'air est de l'air, et une partie d'eau est de l'eau; mais d'autres choses pourront se dire du tout qui ne conviendront pas à la partie; ainsi une masse d'eau ayant deux pintes, sa partie n'a plus deux pintes. Donc, en tout composé, il y a quelque chose qui ne lui est pas identique. Or, ceci peut bien se dire du sujet de la forme: qu'il y a en lui quelque chose qui n'est pas lui; ainsi dans quelque chose qui est blanc, il n'y a pas que le blanc, mais dans la forme même il n'y a rien d'autre qu'elle-même. Dès lors, puisque Dieu est pure forme, ou pour mieux dire puisqu'il est l'être, il ne peut être composé d'aucune manière. S. Hilaire touche cette raison dans son livre de La Trinité lorsqu'il dit: "Dieu, qui est puissance, ne comprend pas de faiblesses; lui qui est lumière, n'admet aucune obscurité."
Solutions:
1. Ce qui procède de Dieu ressemble à Dieu, comme les effets de la cause première peuvent lui ressembler. Or, être causé c'est nécessairement être composé de quelque manière; car tout au moins l'existence d'un être causé est autre que son essence, ainsi qu'on le verra.
2. Si, dans notre univers, les composés sont meilleurs que les simples, cela vient de ce que la bonté achevée de la créature ne consiste jamais en une perfection unique, mais en requiert plusieurs; tandis que la perfection en laquelle s'accomplit la bonté divine est une et simple, ainsi qu'on le fera voir.


ARTICLE 8: Dieu entre-t-il en composition avec les autres êtres?
Objections:
1. Denys a dit: "La Déité est l'être de toutes choses, être au-dessus de l'être." Or, l'être de toutes choses entre dans la composition de chaque chose. Donc, Dieu vient en composition avec les choses.
2. Dieu est une forme; car S. Augustin écrit que le Verbe de Dieu, qui est Dieu, "est une forme non informée". Or, une forme est une partie d'un composé. Donc Dieu fait partie de quelque compose.
3. Des choses qui sont et qui ne diffèrent en rien ne sont qu'une seule et même chose. Or, Dieu et la matière première sont et ne diffèrent en rien. Donc ils sont identiques. Mais la matière première entre dans la composition des choses. Donc Dieu aussi. Preuve de la mineure: Toutes les choses qui diffèrent entre elles diffèrent par quelques différences, ce qui suppose qu'elles sont composées; mais Dieu et la matière première sont absolument simples; donc ils ne diffèrent en rien.
Cependant:
Denys a dit: "Il n'y a de sa part (de Dieu) ni contact, ni aucun autre mélange avec des parties." Il est dit aussi au Livre des Causes que "la cause première régit toutes choses sans se mêler a elles".
Conclusion:
A ce sujet, il y a eu trois erreurs. Certains ont dit: Dieu est l'âme du monde, comme le rapporte S. Augustin dans la Cité de Dieu, et à cela se ramène ce que certains affirment, à savoir que Dieu est l'âme du premier ciel. D'autres ont dit que Dieu est le principe formel de toutes choses, et telle fut, dit-on, l'opinion des partisans d'Amaury. Enfin, la troisième erreur fut celle de David de Dinant, qui stupidement faisait de Dieu la matière première. Mais tout cela est manifestement faux, et il n'est pas possible que Dieu vienne d'aucune manière en composition avec quelque chose, soit comme principe formel, soit comme principe matériel.
1. Parce que Dieu, comme nous l'avons dit, est cause efficiente première. Or, la cause efficiente ne coïncide pas avec la forme de son effet selon l'identité numérique, mais seulement selon l'identité spécifique. En effet un homme engendre un autre homme. Quant à la matière, elle ne s'identifie à la cause ni numériquement ni quant à l'espèce, car l'une est en puissance, tandis que l'autre est en acte.
2. Dieu étant cause efficiente première, il lui appartient d'être celui qui agit, et d'agir par lui-même. Or, ce qui entre comme partie dans un composé n'est pas celui qui agit, et qui agit par lui-même, c'est bien plutôt le composé: ce n'est pas la main qui agit, c'est l'homme par sa main, et c'est le feu qui réchauffe par sa chaleur. Donc Dieu ne peut faire partie d'un composé.
3. Aucune partie de composé ne peut être en toute rigueur le premier des êtres; et, pas davantage la matière et la forme, qui sont les parties premières des composés; la matière parce qu'elle est en puissance, et que, de soi, la puissance est postérieure à l'acte, on l'a vu plus haut. Quant à la forme, dès qu'elle est partie d'un composé, elle est une forme participée. Or, de même que le participant est postérieur à ce qui est par essence, ainsi en est-il de la chose participée elle-même; par exemple, le feu dans une matière en ignition est postérieur à ce qui est feu par nature. Or on a montré que Dieu est absolument le premier être.
Solutions:
1. Si l'on dit que Dieu est l'être de toutes choses, ce ne peut être que selon la causalité efficiente et la causalité exemplaire, non comme faisant partie de leur essence.
2. Le Verbe est la forme d'exemplaire, non la forme qui est partie d'un composé.
3. Les choses simples ne diffèrent pas entre elles par autre chose qu'elles-mêmes, car cela n'est vrai que des composés. Ainsi, l'homme et le cheval diffèrent par le rationnel et l'irrationnel, qui sont leurs différences; mais ces différences elles-mêmes ne diffèrent pas ensuite par d'autres différences. Aussi, en rigueur de termes, on ne peut dire proprement qu'elles diffèrent, mais plutôt qu'elles sont diverses, car, selon le Philosophe, "divers se dit absolument; mais ce qu'on affirme différer diffère toujours par quelque chose". Donc, si l'on veut parler avec précision, la matière première et Dieu ne diffèrent pas; ils sont divers par eux-mêmes. On ne peut donc pas conclure à leur identité.
Après avoir considéré la simplicité divine, il nous faut traiter de la perfection de Dieu. Comme A on appelle bon tout ce qui est dans la mesure où il est parfait, nous nous occuperons d'abord de la perfection de Dieu (Q. 4) et ensuite de sa bonté (Q. 5-6).
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